— Nous n’avons pas reçu instruction de vous mentir, monsieur », dit le lieutenant, dans un sursaut d’amour-propre. Trevize comprit qu’il était en face d’un vrai professionnel qui ne mentirait qu’après en avoir explicitement reçu l’ordre – et que même alors, son expression comme son intonation le trahiraient.
Trevize se reprit : « Je vous prie de m’excuser, lieutenant. Je n’avais certes pas l’intention de mettre votre parole en doute. »
Une voiture les attendait dehors. La rue était vide et il n’y avait pas la moindre trace d’être humain – encore moins d’un rassemblement. Mais le lieutenant n’avait pas menti : il n’avait jamais dit qu’il y aurait un rassemblement ou qu’il s’en formerait un. Il avait tout au plus fait référence à « un éventuel rassemblement ». Une simple « éventualité ».
Le lieutenant avait pris soin de s’interposer entre Trevize et le véhicule. Il lui aurait été impossible de s’enfuir. Le lieutenant pénétra dans la voiture sur ses talons et s’assit à côté de lui sur la banquette arrière.
L’engin démarra.
« Une fois rentré chez moi, dit Trevize, je suppose que je pourrai librement vaquer à mes affaires – et, par exemple, sortir, éventuellement.
— Nous n’avons pas reçu instruction d’entraver votre liberté de mouvement, conseiller, dans le cadre toutefois de notre mission de protection.
— Dans le cadre de votre mission… Et qu’entendez-vous par là ?
— J’ai l’ordre de vous prévenir qu’une fois chez vous, vous êtes avisé de ne plus en sortir. Les rues ne sont pas sûres et je suis responsable de votre sécurité.
— Vous voulez dire que je suis assigné à résidence.
— Je ne suis pas juriste, conseiller. J’ignore ce que cela veut dire. »
Il regardait droit devant lui mais son coude effleurait Trevize : ce dernier n’aurait pu faire un geste, si minime fût-il, sans que le lieutenant ne le remarquât aussitôt.
Le véhicule s’immobilisa devant la petite maison qu’habitait Trevize, dans le faubourg de Flexner. En ce moment, il n’avait pas de compagne – Flavella s’étant lassée de l’existence erratique que lui imposait sa fonction au Conseil – aussi ne comptait-il pas être attendu.
« Est-ce que je sors tout de suite ?
— Je vais sortir en premier, conseiller. Nous vous escorterons à l’intérieur.
— Toujours pour ma sécurité.
— Oui, monsieur. »
Il y avait deux gardes en faction derrière sa porte. On avait allumé une veilleuse mais les fenêtres ayant été obturées, elle demeurait invisible de l’extérieur.
Un bref instant, il se sentit outré par cette invasion de son domicile puis rapidement écarta le problème en haussant mentalement les épaules. Si le Conseil était incapable de le protéger dans son enceinte même, ce n’était sûrement pas son domicile qui pourrait lui servir de forteresse.
« Combien de vos hommes en tout avez-vous ici ? Un régiment ?
— Non, conseiller », lui répondit une voix sèche mais posée. « Il n’y a qu’une seule personne ici en dehors de celles que vous voyez. Et je crois vous avoir assez attendu. »
Harlan Branno, Maire de Terminus, s’encadra dans la porte du séjour. « Il serait temps, ne trouvez-vous pas, que nous ayons enfin une conversation ? »
Trevize la regarda, éberlué : « Toute cette comédie pour… »
Mais Branno l’interrompit d’une voix basse et ferme : « Du calme, conseiller – et vous quatre, dehors ! Dehors ! Il n’y a rien à craindre. »
Les quatre gardes saluèrent et tournèrent les talons. Trevize et Branno étaient seuls.
Chapitre 2
Maire
5.
Branno avait attendu depuis une heure, ressassant ses pensées. D’un point de vue technique, elle était coupable d’effraction et de violation de domicile. Qui plus est, elle avait violé, fort inconstitutionnellement, les droits d’un conseiller. Au terme strict des lois qui régissaient la fonction de Maire – depuis l’époque d’Indbur III et du Mulet, près de deux siècles plus tôt – elle risquait la destitution.
Mais en ce jour précis, pourtant, et pour un laps de temps de vingt-quatre heures, elle ne pouvait rien faire de mal.
Mais cela passerait. Elle ne pouvait s’empêcher de frémir.
Les deux premiers siècles avaient été l’âge d’or de la Fondation, l’époque héroïque – rétrospectivement, du moins, sinon pour les infortunés qui avaient dû vivre en ces temps peu sûrs. Salvor Hardin et Hober Mallow en avaient été les deux grands héros, quasiment déifiés au point de rivaliser avec l’incomparable Hari Seldon lui-même. Ces trois personnages formaient le trépied sur lequel reposait toute la légende (et même toute l’histoire) de la Fondation.
En ce temps-là, pourtant, la Fondation n’était encore qu’un monde bien chétif, dont l’emprise sur les Quatre Royaumes était bien ténue, qui n’avait qu’une bien vague conscience de l’étendue de la protection que lui assurait le Plan Seldon, et qui allait jusqu’à contrer ce qui subsistait du naguère puissant Empire Galactique.
Et plus s’était accru le pouvoir politique et commercial de la Fondation, plus ses dirigeants et ses guerriers semblaient être devenus insignifiants. Lathan Devers : on l’avait presque oublié. Si l’on s’en souvenait, c’était plus à cause de sa fin tragique dans les camps que pour sa vaine (quoique victorieuse) lutte contre Bel Riose.
Quant à Bel Riose, le plus noble des adversaires de la Fondation, lui aussi, on l’avait presque oublié, éclipsé qu’il était par le Mulet qui seul parmi tous ses ennemis avait pu briser le Plan Seldon et défaire la Fondation avant de la diriger. C’était lui, et lui seul, le Grand Ennemi – enfin, le dernier des grands.
On ne se souvenait guère que le Mulet avait été, en vérité, défait par un seul individu, une femme du nom de Bayta Darell, et qu’elle était parvenue à la victoire sans l’aide de quiconque, sans même le soutien du Plan Seldon. Tout comme on avait presque oublié que son fils Toran et sa petite-fille, Arkady Darell, avaient à leur tour vaincu la Seconde Fondation, laissant le champ libre à la Fondation, la Première Fondation.
Ces vainqueurs d’aujourd’hui n’étaient désormais plus des personnages héroïques. De nos jours, on ne pouvait que se permettre des héros réduits à la taille de simples mortels. Et puis, reconnaissons que la biographie qu’avait donnée Arkady de sa grand-mère l’avait fait descendre du rôle d’héroïne à celui de simple figure romanesque.
Et depuis lors, il n’y avait plus eu de héros – ni même de figure romanesque, d’ailleurs. La guerre kalganienne avait été le dernier épisode violent à impliquer la Fondation, et ce n’avait jamais été qu’un conflit mineur. Virtuellement plus de deux siècles de paix ! Cent vingt ans sans même un vaisseau éraflé.
Cela avait été une bonne paix – Branno ne le déniait pas –, une paix profitable. La Fondation n’avait pas instauré un second Empire Galactique – on n’en était qu’à mi-parcours, selon le Plan Seldon – mais, sous la forme d’une Fédération, elle tenait sous son emprise économique plus d’un tiers des entités politiques éparses de la Galaxie, et influençait ce qu’elle ne contrôlait pas. Rares étaient les endroits où mentionner : « Je suis de la Fondation » ne suscitait pas le respect. Parmi les millions de mondes habités, nulle fonction n’était tenue en plus haute estime que celle de Maire de Terminus.
Car le titre était resté. C’était celui du premier magistrat d’une malheureuse bourgade quasiment oubliée, perdue sur quelque planète aux confins extrêmes de la civilisation, quelque cinq siècles plus tôt, mais nul n’aurait songé à le changer, ne serait-ce qu’en le rendant un rien plus ronflant. Tel qu’il était, seul le titre presque oublié de Majesté Impériale pouvait encore inspirer un respect comparable.