— Quel monde étrange ! Vous n’avez pas de classe paysanne ? »
Il n’était pas besoin d’être grand clerc, se dit Hardin, pour deviner que Son Excellence essayait avec une charmante maladresse de lui tirer les vers du nez. « Non, répondit-il négligemment, et pas de classe noble non plus. »
Haut Rodric haussa les sourcils. « Et votre chef… le personnage que je dois rencontrer ?
— Vous voulez parler du docteur Pirenne ? Il est président du Conseil d’Administration… Et représentant direct de l’empereur.
— Docteur ? Comment, il n’a pas d’autres titres ? Un simple savant ? Et il a le pas sur les autorités civiles ?
— Mais bien sûr, fit Hardin d’un ton suave. Nous sommes tous plus ou moins des savants ici. Au fond, nous ne sommes pas tant un monde organisé qu’une fondation scientifique… sous le contrôle direct de l’empereur. »
Il avait quelque peu insisté sur cette dernière phrase, ce qui parut déconcerter le préfet. Celui-ci observa un silence songeur durant le reste du trajet jusqu’à la place de l’Encyclopédie.
L’après-midi et la soirée furent mortellement ennuyeux pour Hardin, mais il eut la satisfaction de constater que Pirenne et Haut Rodric – malgré toutes les protestations d’estime et de sympathie – se détestaient cordialement.
Haut Rodric avait suivi d’un œil glacé la conférence de Pirenne durant la « visite d’inspection » du bâtiment de l’Encyclopédie. Il avait écouté d’un air poli et absent ses explications tandis qu’ils traversaient les immenses cinémathèques et les nombreuses salles de projection.
Quand ils eurent visité tous les services d’édition, d’imprimerie et de prises de vues, le noble visiteur se livra à ce seul commentaire :
« Tout cela est très intéressant, mais c’est une étrange occupation pour des adultes. A quoi cela sert-il ? »
Hardin observa Pirenne : celui-ci ne trouva rien à répondre, bien que l’expression de son visage fût assez éloquente.
Au cours du dîner, Haut Rodric monopolisa la conversation en décrivant – avec force détails techniques – ses exploits de chef de bataillon, durant le récent conflit qui avait opposé Anacréon et le royaume voisin nouvellement proclamé de Smyrno.
Le récit de ces hauts faits occupa tout le dîner, et au dessert, les fonctionnaires subalternes s’éclipsèrent l’un après l’autre. Le vaillant guerrier acheva de brosser un tableau triomphal d’astronefs en déroute sur le balcon où il avait suivi Pirenne et Hardin, pour profiter de la tiédeur de ce beau soir d’été.
« Et maintenant, dit-il avec une lourde jovialité, passons aux affaires sérieuses.
— Pourquoi pas ? » murmura Hardin en allumant un long cigare de Véga. Il n’en restait plus beaucoup, se dit-il.
La Galaxie brillait très haut dans le ciel et allongeait son immense ovale d’un horizon à l’autre. Les rares étoiles qui se trouvaient en ces confins de l’univers faisaient auprès d’elle figure de lumignons.
« Bien entendu, commença le sous-préfet, toutes les formalités, signatures de documents et autres paperasseries se feront devant le… comment appelez-vous déjà votre Conseil ?
— Le Conseil d’Administration, répondit Pirenne.
— Drôle de nom ! Enfin, nous ferons ça demain. Pour ce soir, nous pourrions commencer à débrouiller un peu la question d’homme à homme. Qu’en dites-vous ?
— Ce qui signifie ?… fit Hardin.
— Simplement ceci. La situation s’est quelque peu modifiée dans la Périphérie et le statut de votre planète est devenu assez confus. Il y aurait intérêt à ce que nous parvenions à nous entendre sur ce point. Dites-moi, monsieur le Maire, avez-vous encore un de ces cigares ? »
Hardin sursauta et, à contrecœur, lui en offrit un.
Anselme Haut Rodric le huma et émit un petit gloussement de plaisir. « Du tabac de Véga ! Où vous êtes-vous procuré ça ? »
— C’est la dernière cargaison que nous ayons reçue. Il n’en reste plus guère. L’Espace seul sait quand nous en aurons d’autre…
Pirenne lui lança un regard de mépris. Il ne fumait pas ; bien mieux, il détestait l’odeur du tabac. « Voyons, dit-il, si je vous comprends bien, Excellence, le but de votre mission est principalement de clarifier les choses ? »
Haut Rodric acquiesça derrière la fumée de son cigare.
« Dans ce cas, reprit Pirenne, ce sera vite fait. La situation en ce qui concerne la Fondation n° 1 n’a pas changé.
— Ah ! Et quelle est-elle ?
— Celle d’une institution scientifique subventionnée par l’Etat et faisant partie du domaine privé de Son Auguste Majesté l’Empereur. »
Le sous-préfet ne semblait nullement impressionné. Il envoyait des ronds de fumée au plafond. « C’est une très jolie théorie, docteur Pirenne. J’imagine que vous avez des chartes marquées du sceau impérial. Mais quelle est en fait votre situation ? Quelles sont vos relations avec Smyrno ? Vous n’êtes pas à cinquante parsecs de la capitale de Smyrno, vous savez. Et avec Konom, et avec Daribow ?
— Nous n’avons jamais affaire à aucune préfecture, dit Pirenne. Comme nous relevons directement de l’empereur…
— Ce ne sont pas des préfectures, lui rappela Haut Rodric ; ce sont maintenant des royaumes.
— Des royaumes, si vous voulez. Nous n’avons jamais affaire à aucun royaume. Nous sommes une institution scientifique…
— Au diable la science ! s’écria l’autre, avec une mâle vigueur. Ça ne change rien au fait que d’un jour à l’autre Terminus risque de tomber sous la coupe de Smyrno.
— Et l’empereur ? Vous croyez qu’il n’interviendrait pas ? » Haut Rodric reprit d’un ton plus calme : « Voyons, docteur Pirenne, vous respectez ce qui est la propriété de l’empereur. Anacréon fait de même, mais peut-être pas Smyrno. N’oubliez pas que nous venons de signer un traité avec l’empereur – j’en présenterai un exemplaire demain devant votre Conseil – aux termes duquel nous avons la charge de maintenir l’ordre en son nom aux frontières de l’ancienne préfecture d’Anacréon. Notre devoir est donc clair, n’est-ce pas ?
— Certes. Mais Terminus ne fait pas partie de la préfecture d’Anacréon.
— Et Smyrno…
— Pas plus que de la préfecture de Smyrno. Terminus n’appartient à aucune préfecture.
— Smyrno le sait-elle ?
— Peu importe ce que sait Smyrno.
— A vous peut-être, mais, à nous, cela importe fort. Nous venons de terminer une guerre avec elle et elle continue à tenir deux systèmes stellaires qui nous appartiennent. Terminus occupe entre les deux nations une position stratégique. »
Hardin intervint : « Que proposez-vous, Excellence ? » Le sous-préfet semblait décidé à ne pas tourner plus longtemps autour du pot : « Il me semble évident, dit-il d’un ton dégagé, que, puisque Terminus est hors d’état de se défendre seule, c’est Anacréon qui doit s’en charger. Vous comprenez bien que nous ne désirons nullement intervenir dans votre politique intérieure.
— Heu, heu, fit Hardin.
— … Mais nous estimons qu’il vaudrait mieux, dans l’intérêt de tous, qu’Anacréon établisse sur votre planète une base militaire.
— C’est tout ce que vous voulez ? une base militaire dans une des régions habitées de la planète ?
— Il y aurait, bien sûr, le problème de l’entretien des forces de protection. »
Hardin, qui se balançait sur deux pieds de son fauteuil, s’immobilisa, les coudes sur les genoux : « Nous y voilà. Parlons net. Terminus doit devenir un protectorat et payer un tribut.