— Pas un tribut. Des impôts. Nous vous protégeons. Vous payez cette protection. »
Pirenne abattit son poing sur le bras de son siège. « Laissez-moi parler, Hardin. Excellence, je me fiche éperdument d’Anacréon, de Smyrno, de votre cuisine politique et de vos petites guerres. Je vous répète que Terminus est une institution d’Etat exempte d’impôts.
— D’Etat ! Mais c’est nous l’Etat, docteur Pirenne, et nous ne vous exemptons pas d’impôts. »
Pirenne se leva brusquement. « Excellence, je suis le représentant direct de…
— … Son Auguste Majesté l’Empereur, continua Anselme Haut Rodric, et moi, je suis le représentant direct du roi d’Anacréon. Anacréon est beaucoup plus près, docteur Pirenne.
— Ne nous égarons pas, fit Hardin. Comment percevriez-vous ces soi-disant impôts, Excellence ? En nature : blé, pommes de terre, légumes, bétail ? »
Le sous-préfet le considéra d’un œil stupéfait. « Comment cela ? A quoi nous serviraient ces marchandises ? Nous en avons à revendre. Non, en or, naturellement. Du chrome ou du vanadium seraient même préférables, si vous en aviez en quantités suffisantes. »
Hardin éclata de rire. « En quantités suffisantes ! Nous n’avons même pas assez de fer. De l’or ! Tenez, regardez notre monnaie ! » fit-il en lançant une pièce à l’envoyé extraordinaire.
Haut Rodric la fit sonner et leva vers Hardin un regard surpris. « Qu’est-ce que c’est ? De l’acier ?
— Parfaitement.
— Je ne comprends pas.
— Terminus est une planète qui n’a pratiquement pas de ressources en minerais. Nous n’avons donc pas d’or et rien pour vous payer, à moins que vous n’acceptiez quelques milliers de boisseaux de pommes de terre.
— Alors… des produits manufacturés.
— Sans métal ? Avec quoi fabriquerions-nous nos machines ? » Il y eut un silence, puis Pirenne reprit : « Toute cette discussion est inutile. Terminus n’est pas une planète comme les autres, mais une fondation scientifique occupée à préparer une grande encyclopédie. Par l’Espace, mon cher, vous n’avez donc aucun respect pour la science ?
— Ce ne sont pas les encyclopédies qui gagnent les guerres, riposta sèchement Haut Rodric. Terminus est donc un monde rigoureusement improductif… et pour ainsi dire inhabité en plus de cela. Eh bien, vous pourriez payer en terre.
— Que voulez-vous dire ? demanda Pirenne.
— Cette planète est à peu près inoccupée et les terres en friche sont sans doute fertiles. De nombreuses familles nobles d’Anacréon aimeraient agrandir leurs domaines.
— Vous ne proposez tout de même pas…
— Inutile de vous affoler, docteur Pirenne. Il y en a assez pour tout le monde. Si nous parvenons à nous entendre et si vous vous montrez compréhensifs, nous pourrons sans doute nous arranger de façon que vous ne perdiez rien. On pourrait donner des titres et distribuer des terres. Je pense que vous me comprenez…
— Vous êtes trop bon », fit Pirenne, sarcastique.
Hardin, alors, interrogea d’un ton naïf : « Anacréon pourrait aussi nous fournir des quantités suffisantes de plutonium pour notre usine atomique ? Nous n’avons plus que quelques années de réserves. »
Pirenne eut un haut-le-corps et, pendant quelques minutes, le silence régna dans la pièce. Quand Haut Rodric reprit la parole, ce fut sur un tout autre ton :
« Vous possédez l’énergie atomique ?
— Evidemment. Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela ? Il y aura bientôt cinquante mille ans qu’on utilise l’énergie atomique. Pourquoi ne nous en servirions-nous pas ? Bien sûr, nous avons un peu de mal à nous procurer du plutonium.
— Bien sûr, bien sûr. » L’envoyé marqua un temps, puis ajouta d’un ton embarrassé : « Eh bien, messieurs, nous pourrions remettre à demain la suite de cette discussion ? Si vous voulez bien m’excuser… »
Pirenne le regarda partir et marmonna entre ses dents : « L’odieux petit imbécile ! Le… !
— Pas du tout, fit Hardin. Il est simplement le produit de son milieu. Il ne comprend qu’un principe : j’ai un canon et pas vous. »
Pirenne se tourna vers lui, exaspéré : « Quelle idée vous a pris de parler de bases militaires et de tribut ? Etes-vous fou ?
— Mais non. J’ai voulu lui tendre la perche pour le faire parler. Vous remarquerez qu’il a fini par nous révéler les véritables intentions d’Anacréon, à savoir le morcellement de Terminus en terres domaniales. Vous pensez bien que je n’entends pas les laisser faire.
— Vous n’entendez pas les laisser faire. Vous ! Et qui êtes-vous donc ? Et pouvez-vous me dire pourquoi vous avez éprouvé le besoin de parler de notre centrale atomique ? C’est justement le genre de choses qui ferait de Terminus un parfait objectif militaire.
— Oui, fit Hardin en souriant, un objectif à éviter soigneusement. Vous n’avez donc pas compris pourquoi j’ai amené le sujet sur le tapis ? Je voulais confirmer ce que j’avais déjà toute raison de soupçonner.
— A savoir ?
— Qu’Anacréon ne se servait plus de l’énergie atomique. Sinon, notre ami aurait su qu’on n’utilise plus de plutonium dans les centrales. Il s’ensuit que le reste de la Périphérie ne possède pas davantage d’industrie atomique. Smyrno n’en a certainement pas, puisqu’elle a été battue récemment par Anacréon. Intéressant, vous ne trouvez pas ?
— Peuh ! » Pirenne quitta la pièce, de fort méchante humeur.
Hardin jeta son cigare et leva les yeux vers l’étendue de la Galaxie. « Alors on est revenu au pétrole et au charbon ? » murmura-t-il… mais il garda pour lui la suite de ses méditations.
III
Quand Hardin niait être propriétaire du Journal, peut-être avait-il raison en théorie, mais c’était tout. Hardin avait été un des promoteurs du mouvement demandant l’élévation de Terminus au statut de municipalité autonome – il en avait été le premier Maire ; aussi, sans qu’aucune des actions du Journal fût à son nom, contrôlait-il de près ou de loin quelque soixante pour cent des parts.
Il y avait toujours moyen de prendre des dispositions.
Ce ne fut donc pas simple coïncidence si, au moment où Hardin demanda à Pirenne de l’autoriser à assister aux réunions du Conseil d’Administration, le Journal commença une campagne en ce sens. A la suite de quoi s’était tenu le premier meeting politique dans l’histoire de la Fondation, meeting où fut réclamée la présence d’un représentant de la ville au sein du gouvernement « national ».
Pirenne avait fini par s’incliner, de mauvaise grâce.
Hardin, assis au bout de la table, se demandait pourquoi les savants faisaient de si piètres administrateurs. Peut-être avaient-ils trop l’habitude des faits inflexibles et pas assez des gens influençables.
A sa gauche, siégeaient Tomas Sutt et Jord Fara ; à sa droite, Lundin Crast et Yate Fulham ; Pirenne présidait.
Hardin écouta dans un demi-sommeil les formalités préliminaires, mais son attention se ranima quand Pirenne, après avoir bu une gorgée d’eau, déclara :
« Je suis heureux de pouvoir annoncer au Conseil que, depuis notre dernière réunion, j’ai été avisé que le seigneur Dorwin, chancelier de l’Empire, arrivera sur Terminus dans quinze jours. On peut être sûr que nos relations avec Anacréon seront réglées à notre entière satisfaction, dès que l’empereur sera informé de la situation. »