Serge Kovask fut ensuite mis en rapport avec le lieutenant des transmissions, un certain Heichelein. Il voulait envoyer un message aux services océanographiques de la Navy, section Pacifique. Heichelein le guida vers le bureau adéquat. Il lui promit que, la réponse une fois arrivée, il mettrait tout en œuvre pour la lui faire parvenir, soit à bord des deux navires ateliers, soit à Puerto-Mensabé.
Il retrouva la vedette et quitta Panama à quatre heures du soir. Il y était arrivé dans la matinée, et en quelques heures des événements graves s’étaient déroulés. Il avait la certitude solidement ancrée que ce n’était pas fini.
Le commander Walsch avait dû trouver la journée torride, car ses yeux d’alcoolique étaient vagues et sa poignée de main trop insistante. Kovask pensa qu’il avait de la chance d’avoir, sous ses ordres, des officiers de valeur et des techniciens qui connaissaient leur métier.
— Les experts sont là ?
— Oui … Pour le moment rien de nouveau … Ils examinent le journal de bord et les paperasses remontées du fond.
— Le renflouage ?
— Quelques difficultés, mais pas insurmontables. Pourvu que le temps se maintienne. Le baromètre ne m’emballe pas.
Les trois ingénieurs avaient le grade de lieutenant. Ils appartenaient à la base de Panama, et avaient été délégués par le commodore commandant. Le plus âgé, nommé Carry, se présenta d’abord puis désigna ses compagnons. Kovask leur serra la main et demanda s’ils avaient découvert du nouveau.
— Absolument pas … Je crois qu’il faudra que l’Evans II soit dans son bassin de radoub pour que nous puissions découvrir quelque chose d’intéressant. Tout était à peu près normal à bord de ce sabot …
— Sauf les appareils de navigation ?
— Voilà. Comme nous ne pouvons faire aucun démontage sous l’eau, nous sommes bien forcés d’attendre.
— Le journal de bord ?
— Correct. Nous sommes au courant des anomalies constatées entre les explications de feu le lieutenant-commander Henderson et la réalité. Vous dire que nous attendons avec impatience le moment de fourrer notre nez dans les appareils de navigation, le radar et l’asdic, sans parler de l’appareil du laboratoire. Nous aurons aussi la possibilité d’étudier en bloc tous les rapports.
— Aucune opinion ? Demanda Kovask en offrant ses cigarettes.
Carry eut un geste impuissant des bras.
— Prématuré. Peut-être qu’ils ont promené leurs appareils où il ne le fallait pas. Tenez, mettez que leurs relevés de température et de relativité permettent d’établir qu’un sous-marin atomique, d’origine inconnue, croisait dans le coin ?
— On ne démolit pas un navire et dix-huit bonhommes pour ça ? S’exclama un des autres ingénieurs.
Kovask eut un sourire sceptique. Le motif était largement suffisant à son avis. Mais il avait l’impression que ce n’était pas le bon.
La nuit était tombée depuis longtemps quand la vedette s’éloigna en direction de Puerto-Mensabé. L’un des rares taxis de l’endroit rôdait à proximité du port, et il s’y installa. Avant de joindre son hôtel, il fit un détour. Pour demander au garagiste Serena s’il avait bien trouvé sa voiture le matin, devant sa porte. Il l’avait laissée en rejoignant la vedette.
La salle de restaurant était presque déserte. Il commanda un menu rapide. Il était fatigué, maussade. Les événements de la journée, bien que sensationnels, n’avaient ouvert aucune piste sérieuse.
Son repas terminé, il téléphona à Delapaz. Le lieutenant était absent de son bureau. Il fuma une cigarette, but un punch glacé et rejoignit sa chambre. Il commençait de se déshabiller pour passer sous la douche quand on frappa. C’était le domestique noir.
— Une dame vous demande, señor. Kovask en était stupéfait.
— Tu es certain ?
— Oui señor. La señora Dominguin. C’était assez surprenant.
— Bien, dis-lui que je descends. Il se rhabilla et quitta sa chambre. Il chercha dans le hall, mais on lui indiqua discrètement le bureau de la direction. Le personnel paraissait pétrifié par le respect.
Jambes haut croisées, nonchalamment assise dans le meilleur fauteuil, elle avait les yeux braqués sur la porte. De très jolis yeux qui dévoraient un visage ovale. La quarantaine. Des paupières lourdes. La sensualité de cette femme rendait l’air encore plus épais.
— Señor Kovask ?
La voix des créoles, alanguie et provocante. Il s’inclina en prenant la main qu’elle lui tendait.
— Je suis désolée … Berin m’a raconté qu’il vous avait tiré dessus hier au soir, vous prenant pour un voleur … Mon mari est absent, mais je suis sûre qu’il serait aussi navré que moi de cet accident.
Kovask restait debout, la dominant, et elle paraissait goûter cette situation.
— C’est moi qui devrais m’excuser. J’aurais dû vous demander la permission d’examiner le camion accidenté.
— Asseyez-vous donc … Vous prendrez bien quelque chose ? Vous êtes ici chez vous puisque …
Elle rit. Ses lèvres se troussaient sur des dents éclatantes.
— Puisque chez moi … Le patron de l’hôtel est notre gérant.
— L’alcade et le chef de la police sont-ils aussi des gérants à vos ordres ?
Un éclair sombre, rapide, dans les yeux veloutés. Mais elle était trop intelligente pour se fâcher.
— Presque. Si vous avez une contravention je vous la ferai sauter.
Peut-être un discret avertissement.
— Vous ne me demandez pas ce que je lui voulais à ce camion ?
— Mon Dieu, c’est vrai … Que faisiez-vous là-bas en pleine nuit ?
Kovask sortit ses cigarettes. Elle en prit une entre ses ongles effilés.
— J’essayais de comprendre comment le camion avait pu tomber dans le ravin.
— Bah, Quito avait trop bu !
— C’était le chauffeur ?
— J’aurais dû le chasser depuis longtemps. Mon mari voulait le faire, mais j’étais intervenue. J’ai sur la conscience la mort de ce pauvre couple, les Morillo.
On voulait lui démontrer que ce n’était qu’un accident. On lui avait envoyé une femme, toujours séduisante malgré ses quarante ans bien sonnés.
— Votre mari n’est vraiment pas à Puerto-Mensabé ?
Elle comprit et rougit.
— Non dit-elle d’un ton cassant, sinon il serait venu lui-même.
Voulant signifier par là qu’on ne lui avait pas imposé cette visite.
— En quoi notre camion vous intéressait-il ?
— Je voulais savoir si c’était vraiment un accident.
Elle laissa tomber sa cigarette, l’écrasa sous la semelle de son escarpin blanc.
— Et alors ?
— Ce n’en est pas un.
La señora Dominguin éclata de rire.
— Vous l’avez expliqué à Delapaz ?
— À quoi bon ? Il me suffit de savoir que ce n’était qu’un crime déguisé. Je ne suis pas chargé de rechercher les coupables, du moins tant qu’ils n’attentent pas à la sécurité de mon pays.
Satisfait, il constata qu’il avait marqué un point. Le regard de la femme s’était durci.
— Pourquoi aurait-on assassiné Quito ?
— Ce n’était pas le chauffeur qu’on visait, mais Morillo. C’est lui qui a découvert l’épave de l’Evans II. Peut-être en savait-il trop long.
Renversée dans son fauteuil la jeune señora riait.