— Comme tout ceci est romanesque ! Vous êtes certain de ne pas être victime de votre imagination, lieutenant ?
Kovask restait de glace. Le tissu de la robe découvrait deux cuisses rondes, gainées de nylon presque invisible. Elle ne mit aucune hâte à les recouvrir.
— Comme vous êtes sérieux ! Moi qui, pour vous faire oublier les coups de revolver de Berin, comptais vous inviter pour demain soir …
— Je vous remercie. J’essayerai de vous raconter d’autres histoires aussi drôles. J’en connais de fort bonnes sur d’autres crimes auxquels j’ai assisté.
Cinglée elle se redressa. Les habitants de Puerto-Mensabé l’avaient mal habituée.
— Vous êtes un goujat …
Elle marchait vers la porte. Il s’interposa.
— Un instant.
— Laissez-moi sortir ou j’appelle.
Fallait-il vraiment protéger les bottes de conserves des voleurs en faisant tirer sur eux ?
— Vous ne connaissez pas les gens du pays … Maintenant, laissez-moi sortir.
— Quel dommage que je ne sois pas journaliste pour illustrer, comme il le mérite, ce curieux aspect des mœurs chez les riches propriétaires panaméens.
Il s’inclina et elle sortit. Il éclata de rire et elle dut l’entendre, tandis qu’elle marchait rageusement vers son cabriolet rouge et blanc. La petite imbécile avait cru qu’il suffisait de faire passer un mort pour un ivrogne, et d’exhiber ses jambes pour le faire changer d’opinion.
Il sortit du bureau et le gérant lui lança un coup d’œil navré. Par contre, le serviteur noir lui adressa un clin d’œil complice.
Sous la douche il chantonna. La démarche maladroite de la señora Dominguin ouvrait quelques perspectives. Le seul ennui, Puerto-Mensabé se trouvait en territoire panaméen et il ne pourrait agir librement. Il pensa à Clayton qui pourrait envoyer un ou deux de ses hommes.
Pourtant il ne voulait pas trop s’emballer. Si cette visite, vraiment trop intentionnelle, cachait autre chose ? Il resta immobile sous l’eau qui ruisselait, puis sortit de la douche, s’essuya avec vigueur.
Voulait-on le retenir à Puerto-Mensabé où il ne pourrait jamais agir librement sans avoir Delapaz ou les hommes de Dominguin sur le dos, tandis qu’ailleurs on essayerait de limiter les dégâts ? Il estimait la jeune gemme trop intelligente pour n’avoir pas eu une arrière-pensée au cours de leur rencontre.
Cette idée le tenaillait, au point qu’il se rhabilla et sortit de sa chambre. Il quitta l’hôtel sans que personne ne se préoccupe de lui.
Un homme fumait sa pipe à l’avant de la vedette. Il se leva en reconnaissant le lieutenant.
— Tout le monde roupille à bord, mon lieutenant.
— Réveillez le patron et dites-lui de me rejoindre à l’habitacle-radio.
Le maître le rejoignit, boutonnant sa vareuse, l’air effaré.
— Excusez-moi, mais ai-je mal compris vos intentions ?
— Non, une idée subite. Entrez immédiatement en communication avec le Boston. Demandez-lui s’il n’y a rien pour moi.
Un quart d’heure plus tard, la réponse arriva, positive. C’était un message des services océanographiques de la Navy basés à La Jolla. Kovask le parcourut avec attention. Un sourire se formait sur ses lèvres.
— Évidemment ! Murmura-t-il … Et la première fuite s’est produite là-bas. Il se tourna vers le patron.
— Nous rejoignons Panama immédiatement. Avertissez le Boston pendant que je vais régler mon séjour à l’hôtel.
— J’ai deux hommes à terre. J’espère les récupérer.
— Vous préviendrez ensuite la base de Panama en donnant l’indicatif d’urgence. Qu’ils avisent la spéciale de sécurité de mon arrivée !
Le patron lui jeta un regard effaré.
— Il est onze heures du soir, mon lieutenant. Nous serons sur place vers deux heures du matin.
— Ils auront tout le temps de se réveiller et de m’attendre, dit Kovask, féroce.
CHAPITRE VIII
Clayton faisait les cent pas devant l’immeuble de la Sécurité, place de France, quand le taxi s’immobilisa. Kovask en sortit, souriant.
— En retard, mais il y avait une légère brume sur le golfe.
L’inspecteur-officier secoua la tête.
— J’espère que vous avez du solide à nous soumettre, Kovask. Le colonel Hilton lui-même est sur place, et le gouverneur a envoyé un de ses hauts fonctionnaires. Ils attendent votre arrivée avec impatience.
L’ascenseur les hissa jusqu’au troisième étage.
— C’est encore une chance que j’aie eu cette idée dit Kovask. Le temps nous presse rudement.
Dans un bureau, le colonel Hilton et le représentant du gouverneur attendaient. Tous deux avaient les yeux rougis par le manque de sommeil, et des visages peu amènes.
Le chef de la section spéciale de Sécurité donna un coup de menton en direction de Kovask.
— Vous arrivez de Puerto-Measabé ?
— Directement.
— Est-ce aussi urgent que le message de la base navale le laisse entendre ?
— Je n’en sais rien, je le suppose. Hilton abattit son poing sur le bureau.
— Et c’est pour une supposition que vous nous faites réveiller à minuit, attendre pendant deux heures votre arrivée ?
Kovask commençait d’avoir son indigestion de coloniaux. Tous s’enlisaient dans la routine et n’aimaient guère être secoués.
— Le Canal a connu de longues périodes de calme, mon colonel. Il en sera de même pour l’avenir, et vous pourrez récupérer cette nuit blanche.
Le fonctionnaire eut un sourire. Il paraissait jeune et intelligent. Peut-être depuis peu dans la zone et encore efficient.
Clayton baissait obstinément la tête, attendant l’orage. Kovask s’assit, alluma une cigarette.
— C’est toujours de l’Evans II dont il s’agit. Je crois savoir pourquoi on l’a envoyé par le fond avec ses dix-huit occupants.
Hilton haussa les épaules lourdes.
— Cela s’est produit à cent cinquante milles du Canal. Je ne vois pas en quoi ça nous concerne.
— Je ne le voyais pas très bien jusqu’à cette nuit. J’avais demandé quelques précisions aux services océanographiques de la Navy, à La Jolla. Ils m’ont répondu assez rapidement.
Il observa un temps d’arrêt, pour attirer leur attention, mais les trois hommes étaient tendus.
— L’Evans II, après une campagne sur les côtes Pacifiques du Costa-Rica et du Panama, devait rejoindre l’institut océanographique de Woods Hole. Dans le Massachusetts. C’était une affectation temporaire. Il devait transiter par le Canal.
Le silence tomba sur ces dernières paroles. Le colonel se tourna vers le fonctionnaire. Leurs visages étaient graves, Clayton jeta un coup d’œil à Kovask.
— Voulait-on empêcher qu’il fasse des découvertes suspectes ? C’est probable.
Hilton essaya de critiquer ce point de vue.
— Jusqu’à Woods Hole, la route est longue. N’y a-t-il pas d’autres points stratégiques ? …
— Le Canal est le plus important et certainement le seul.
— Mais nous possédons des appareils aussi précis que ceux de ce navire océanographique. Nous aurions constaté …
— Peut-être. Mais L’Evans II avait à son bord une équipe de savants fort connus. Leurs relevés, leurs expériences pouvaient être dangereux pour certains.
Le colonel n’était pas convaincu.
— Que faut-il faire ? Sonder ? Analyser ? Prendre la température des fonds ? Promener un peu partout des compteurs de radioactivité ?
— C’est certainement ce qu’il faudra entreprendre dans le plus strict délai, rétorqua Kovask. Mais j’ai malheureusement l’impression que vous ne découvrirez rien.