Le colonel Hilton lui lança un regard hargneux.
— C’est à nous seuls de jouer ?
— Je le crains dit Kovask. Et le captain Dikson ?
— On lui a fait des piqûres calmantes qui l’ont complètement assommé. On l’a interrogé hier après-midi. Il nous a donné quelques indications que nous sommes en train de vérifier.
On frappa à la porte et un inspecteur entra, portant un pli cacheté. Il se retira avec un regard en coin pour Kovask. Hilton lut le message et jura.
Kovask le vit rougir.
— Et voilà … Par ordre de Washington, l’état d’alerte secret est proclamé sur le territoire de la zone du canal pour une durée illimité. C’est le gouverneur qui m’en avise. La Navy prend la direction des opérations de surveillance.
Il ressemblait à un bouledogue.
— C’est vous qui êtes à l’origine de ça, hein ?
— J’ai transmis mon rapport, le laissant à leur appréciation.
— Et nous, nous collaborons … C’est écrit.
— Le canal est un point stratégique pour notre marine, mon colonel. S’il s’agissait d’une route, ce serait l’Armée et dans le cas d’un aérodrome …
— Mais je comprends très bien, articula difficilement le colonel.
— Cela ne vous enlève aucune prérogative. De toute façon, vous n’auriez pas suffisamment d’effectifs pour surveiller tous les points critiques.
Hilton regardait droit devant lui. C’était une drôle de gifle pour un homme de son âge et de son grade. Il resta ainsi, immobile et pensif pendant quelques secondes. Kovask ne voulait nullement le brusquer.
— On se méfie de nous les coloniaux. Il y a peut-être trop longtemps que j’occupe ce poste, et aussi trop longtemps qu’il ne s’est rien passé de grave dans le canal.
Son gros poing velu parut vouloir fracasser la plaque de verre noir sur son bureau, mais il atterrit avec douceur.
— Pourtant … Jusqu’à maintenant il n’est rien arrivé de grave. Le transit s’opère normalement. Aucun navire ne s’est mis en travers … Aucune écluse ne s’est coincée … Quelles sont vos suggestions ?
Kovask avait une volonté trop déterminée pour se sentir gêné, mais il avait quelque peu pitié du colonel.
— Je suis revenu avec un chimiste, assistant du professeur Edgar Brown. Nous allons patrouiller dans le Canal et il fera des analyses.
Sous ses sourcils broussailleux, le regard d’Hilton se fit ironique.
— Parce que vous êtes certain que seul un chimiste peut faire lever le lièvre ?
— David Wilhelm est un océanographe accompli. Je m’en tiens toujours à mon idée première.
Au génie maritime où il arriva quelques instants plus tard, il apprit qu’un chaland de débarquement avait été mis à la disposition de David Wilhelm, et qu’une partie des instruments de mesure s’y trouvaient déjà.
L’assistant de Brown paraissait assez décontenancé et dépaysé. La chaleur l’accablait.
— Nous partons dans une heure … Il paraît que nous devons passer l’écluse de Miraflores en même temps qu’un train de bâtiments moyens. Je ne sais comment je m’organiserai à bord. Je crois que nous partagerons la même cabine et elle est minuscule.
Kovask eut un sourire sympathique et lui tapota l’épaule.
— Désolé, mais je ne suis pas du voyage. Wilhelm paraissait déçu.
— J’ai beaucoup à faire et je perdrais mon temps à bord du chaland. Quel est son nom ?
— Un matricule plutôt, le L. 4002. Comment vous ferai-je connaître les résultats ?
— Il y a la radio à bord. L’écoute sera constante.
Le Génie maritime avait reçu quelques informations sur l’enquête menée à bord de l’Evans II renfloué. La presque totalité des appareils de navigation, y compris l’asdic, le radar et le magnétostriction de Parker, avaient été sabotés de façon assez grossière. Un profane pouvait être à l’origine de ces déprédations.
Kovask eut un sourire. David Wilhelm pourrait continuer à adorer son patron. La culpabilité de Brown paraissait de moins en moins probable, tandis que celle de Sigmond devenait flagrante, indépendamment des nouveaux faits de San-Diego.
Avant la fermeture des bureaux, Kovask rendit visite au colonel Hilton. Ce dernier semblait avoir fait la part des choses et se révéla plus aimable.
— Je voudrais une liste de toutes les anomalies mécaniques relevées au cours de ce dernier mois, dans le fonctionnement des écluses géantes. Même les plus banales.
Hilton parut épouvanté par la tâche.
— Savez-vous ce que ça représente ? Des centaines de rapports. Quand un rivet saute nous recevons un rapport. Même si c’est côté Atlantique, puisque tout est centralisé ici.
— Qu’en faites-vous ?
— C’est selon l’avis de l’ingénieur responsable.
— Avez-vous effectué une enquête ce dernier mois ?
Hilton secoua la tête, puis appuya sur l’interphone. Il demanda le dossier adéquat. Quand il fut entre ses mains, Kovask passa sans façon derrière lui.
— Voilà … La dernière en date, vingt-quatre Novembre … Une malfaçon dans le bétonnage d’un bajoyer endommagé par un cargo. Un contremaître panaméen interrogé … Mise en cause du fournisseur de matériaux. Quelques sacs de ciments trop argileux … Le procès aura lieu dans quelques mois … Vous voyez que nous allons quand même jusqu’au bout ?
Il referma le dossier.
— Je suis certain que, si vous voulez lire tous les rapports, vous ne vous en sortirez pas avant quinze jours en y passant vos nuits.
Kovask se mordit les lèvres, réfléchit rapidement.
— Comment s’appelait le fonctionnaire qui assistait à notre premier entretien ?
— Wouters … C’est en quelque sorte le chef de Cabinet du gouverneur …
— Tâchez de l’obtenir au bout du fil et expliquez-lui que je suis dans votre bureau.
Le ton de Wouters fut très chaleureux. Kovask lui expliqua ce qu’il entreprenait.
— Pour dépouiller ces dossiers il me faudrait une dizaine de spécialistes.
— Pour quelle heure ?
Kovask se félicita d’avoir misé sur cet homme efficient.
— Le plus tôt possible. Leur travail durera vraisemblablement vingt-quatre heures. Ce sera dur.
— Donnez-moi deux heures et je vous en trouve douze à quinze. Maintenant autre chose. Ce que vous cherchez, c’est une similitude dans les incidents mécaniques ?
— Voilà. D’après le pourcentage, nous pourrons nous faire une idée … Par exemple si les dégradations des ouvrages en béton arrivent en tête, nous foncerons dans ce sens-là, sans pourtant négliger les séries suivantes dont le pourcentage serait élevé.
Wouters parut sceptique.
— Des hommes ne peuvent remplacer un bon cerveau électronique.
— Pouvons-nous en trouver un à Panama ?
— À l’Amirauté précisément. Seulement la permission de l’utiliser doit être donnée par Washington … Voulez-vous que je me mette en rapport avec le commodore Chisholm ? Nous pourrions avoir une réponse dans la nuit …
— Formidable ! S’enthousiasma Kovask … Entièrement d’accord et merci.
— Pas trop usé par le climat, hein ? J’essaye de tenir le coup.
Puis il raccrocha. Hilton était debout.
— Venez, nous allons demander le regroupement des différents rapports. N’oubliez pas que le canal comporte trois groupes d’écluses, sans parler des autres installations. Sur quatre-vingt un kilomètres de canal, il se produit plusieurs incidents techniques chaque jour.