Dans la salle des archives, le personnel était déjà au travail malgré l’heure tardive. Une longue table, faite de panneaux de contreplaqué posés sur des tréteaux, occupait toute la largeur du mur. Les dossiers s’y empilaient et le colonel n’avait nullement exagéré quant à l’ampleur du travail.
— Pour le moment, expliqua le responsable, nous suivons l’ordre chronologique.
— Les spécialistes classeront les documents à leur aise, dit Kovask.
Le colonel allumait un gros cigare.
— Partez-vous au hasard ou bien avez-vous une idée préconçue ? Demanda-t-il à son compagnon qui feuilletait le contenu d’une chemise.
Kovask releva la tête, hésita.
— Oui et non … Je pense que ce sont les superstructures qui sont le plus vulnérables… Un instant je me suis demandé s’ils ne cherchaient pas à embourber le canal … Le professeur Edgar Brown était spécialiste des boues et vases marines … Mais ma supposition était presque du domaine de la science-fiction, et je ne l’ai pas retenue … Quoiqu’on en ait vu d’autres de la part des Soviétiques.
Hilton se pencha vers lui.
— Croyez-vous qu’ils soient derrière tout ça ?
— Qui peut le dire ? À ce que j’ai compris, l’United est un parti d’extrême-droite ?
— En effet … Il reçoit certains appuis espagnols … Et avant sa chute, Peron s’y intéressait.
— Cela ne veut pas dire que le R.U. ne s’en mêle pas. Ils sont assez malins pour soutenir un parti de ce genre, à condition qu’il donne des preuves de son anti-américanisme.
Comme ils remontaient, un inspecteur se précipita vers eux.
— Un message de Clayton, mon colonel … Ils rentrent à Panama. Ils n’ont rien découvert à Puerto-Mensabé … Le domaine de Dominguin était abandonné aux ouvriers agricoles.
Hilton regarda Kovask.
— Mauvais hein ? Ça sent la panique … Et quand les gens ont le feu aux trousses …
Se tournant vers l’inspecteur.
— Dans combien de temps seront-ils là ?
— Quelques heures. Les pistes sont très mauvaises.
Hilton parut le chasser de la main. Ils s’enfermèrent dans le bureau. Kovask éprouvait l’angoisse des grands moments.
— Cette fois la piste est bien perdue … Le téléphone l’interrompit et il décrocha.
— Oui … le vous le passe.
Kovask prit le combiné. C’était l’Amirauté qui tenait à le prévenir. Des pêcheurs avaient trouvé le corps de Edgar Brown sur une petite plage, du côté de la Punta Mala …
— Comment font-ils reconnu ?
— On ne sait pas … Une vedette est allée chercher le cadavre.
CHAPITRE XI
À dix heures du soir, quatorze spécialistes, envoyés par Wouters, s’activaient dans la salle des archives de la Section spéciale, quand Kovask prit un taxi pour l’Amirauté. Il y apprit que le corps du chimiste avait été transporté à l’hôpital de la Navy, à La Boca, et que l’autopsie allait être effectuée par le médecin-principal Allard. Il obtint aussi quelques précisions sur la découverte du corps. C’était dans une crique déserte que des pêcheurs de crabes avaient trouvé le professeur. Ils avaient été frappés par l’abondance des crustacés à cet endroit.
— Et les papiers étaient intacts ? S’étonna Kovask.
— C’est une erreur, s’excusa son interlocuteur, le midship de nuit. On a simplement trouvé une montre en or portant son nom et sa date de naissance.
Une demi-heure plus tard, le lieutenant de l’O.N.I. s’y trouvait. Malgré tout, il dut attendre que le médecin-principal ait terminé ses premières constatations, ce qui demanda une bonne heure.
Il n’était pas loin de minuit quand un petit homme sec, portant des lunettes en or, sortit de la salle d’opération. Il jeta un regard incisif à Kovask.
— C’est vous l’inspecteur-enquêteur ? Allard, médecin-principal.
Sa main était petite mais nerveuse.
— Cet homme paraît mort depuis plusieurs jours. La cause ? La noyade consécutive à un choc dans la nuque.
— De l’eau dans les poumons ?
— Évidemment, fit Allard avec dédain. De l’eau salée. Un bon flacon.
— Pouvez-vous me le confier ?
L’œil bleu du médecin s’amusa derrière les verres de ses lunettes.
— Si vous y tenez …
Le flacon dans la poche de sa veste, il revint à l’Amirauté, demanda au midship de nuit de le conduire à la salle des cartes. L’homme s’exécuta.
Kovask étudia les courants du golfe de Panama. Une branche du courant nord-équatorial contournait en effet la Punta Mala, venant sensiblement de l’endroit où l’Evans y avait fait naufrage.
Ruminant sa déception, il se rendit au Génie Maritime, se fit préciser la position du chaland de débarquement où David Wilhelm se trouvait. Le L. 4002 était immobilisé pour la nuit sur la rive Ouest du lac de Miraflores ; Le contact radio était permanent. Le chaland était ancré à deux cents brasses d’un petit village, Samotillo.
Kovask annonça son arrivée et demanda que Wilhelm soit réveillé.
Une jeep fut mise à sa disposition. Il accepta le chauffeur, ne connaissant pas la zone d’une façon parfaite. Il ne leur fallut que quarante minutes pour parvenir à Samotillo. Les barques étaient échouées sur une plage de sable, et seuls deux feux réglementaires signalaient la présence du chaland. Le chauffeur fit des signaux avec ses phares et quelques minutes plus tard Kovask était à bord de la chaloupe.
Wilhelm l’accueillit en haut de l’étroite échelle de fer.
— Désolé mon vieux, s’excusa Kovask, mais votre séjour n’a rien d’une partie de plaisir.
— Je ne dormais pas, dit le chimiste. J’ai prélevé quelque quarante échantillons. Cela me fait du travail sur la planche. Qu’est-ce qui vous amène ?
La cabine qui servait de laboratoire improvisé était minuscule et une ampoule donnait une lumière limoneuse.
— Heureusement que je dispose d’une batterie d’accumulateurs pour éclairer mon microscope.
— Vous avez fait quelques découvertes ?
— Un peu tôt encore. Je réserve mon pronostic.
Kovask le regarda gravement.
— Tout cela est d’extrême urgence … Wilhelm haussa les épaules.
— Laissez-moi passer les écluses de Pedro Miguel …
Renonçant provisoirement, Kovask sortit son flacon que le chimiste examina avec curiosité. L’eau de mer était troublée par son séjour dans les poumons.
— Qu’est-ce ?
Kovask ne pouvait reculer davantage. Il regarda le chimiste avec une gravité subite.
— Pardonnez ma brutalité … Brown a été retrouvé … Du moins, ce qu’il en restait. Il est mort noyé … L’autopsie a eu lieu.
Wilhelm encaissa le coup assez bien. Il devait s’y attendre. Il posa le flacon et le fixa.
— Est-ce dans ses poumons que cette eau a été prélevée ?
— Oui … Je voudrais que vous établissiez la salinité.
Le jeune homme était intrigué.
— Elle est très variable dans le golfe de Panama, n’est-ce pas ?
— En effet … Entre trente-cinq et trente pour mille. Peut-être avec des zones à vingt-neuf …
— Voici ce que je compte faire. L’Evans a patrouillé plusieurs jours dans le golfe, et nous pourrons certainement avoir les rapports de votre patron … Pas exactement le pourcentage à l’endroit du naufrage, mais presque. S’il y avait une nette différence …
Le regard de Wilhelm se fit moins flou.
— Cela voudrait dire que mon patron est resté en vie plus longtemps ? Donc qu’il était complice du naufrage ? C’est cela que vous essayez de me faire établir ? Je ne marche pas !