Flanighan avala l’avertissement, balança entre une manifestation de son autorité et une soumission totale, opta pour un compromis.
— Enchanté … Ingénieur en chef Flanighan … J’espère que nous allons tous ensemble faire la lumière sur ce malheureux incident … C’est le plus grave depuis presque cinq années que je suis dans la zone.
Dans son dos, l’ingénieur remercia Kovask d’un clin d’œil. Il paraissait soulagé de la tournure que prenaient les choses.
— Vous avez vos rapports de vérification ?
— Oui, monsieur … Si vous voulez bien m’accompagner jusqu’à mon bureau.
Un quart d’heure plus tard, Kovask avait la certitude que tout était parfaitement clair dans l’exposé de l’ingénieur. On ne pouvait à priori relever une charge contre lui. D’ailleurs, malgré son intervention auprès de Flanighan, il réservait son opinion sur l’ingénieur, ce dernier étant le suspect numéro un.
Les vérifications avaient été faites normalement, et on n’avait relevé aucune détérioration.
— Ces roulements sont en place depuis combien de temps ?
— Un an … Voici la copie des autorisations relatives à leur utilisation …
Kovask aperçut, à travers la baie vitrée du bureau, deux ouvriers qui se dirigeaient vers eux, portant une sorte de court brancard.
— Je crois qu’on nous amène les pièces défectueuses.
Quand Flanighan se pencha vers les pièces métalliques, il sursauta, ôta ses lunettes de soleil. Kovask l’observait, goguenard.
— Incroyable ! … Véritablement incroyable !
Il se redressa, faisant tournoyer ses lunettes entre ses doigts potelés.
— Même si aucune vérification n’avait eu lieu depuis des mois, nous n’aurions pas ceci … Je n’ai jamais vu une chose pareille. Seule l’action prolongée d’un acide … un abrasif … Mais il aurait fallu des heures … Le canal est surveillé. Même un homme-grenouille ne pourrait s’approcher des écluses pendant la nuit sans être immédiatement repéré.
— Pourtant le fait est là, dit Clayton. Il faut croire que nos saboteurs sont rudement forts.
— Un sabotage, fit Flanighan rêveur … Mais pourquoi ? Dans quelles conditions …
— Tous les gonds des portes océanes sont dans le même état, dit l’ingénieur qui avait réservé sa bombe.
Le visage de l’ingénieur en chef se coupe-rosa de taches presque violettes.
— Tous les gonds ? …
— Je fais vérifier ceux des autres portes, mais j’ai la certitude qu’ils sont intacts.
— Vous avez un laboratoire d’analyses ? Demanda Kovask.
— Oui, très modeste, mais suffisant pour l’analyse de l’eau. Ce que nous craignons évidemment le plus, c’est le degré d’acidité.
— Avez-vous fait des analyses ces derniers temps ?
— Pas depuis une semaine, avoua l’ingénieur. En principe, le règlement n’en prévoit que trois par mois. Mais avec un peu d’habitude, on sait reconnaître une eau douteuse. Après l’acidité, le plus empoisonnant ce sont les couches huileuses et graphiteuses. Vous ne pouvez imaginer ce que les cargos peuvent lâcher comme cochonnerie. Mais ce sont ces rapports d’analyse et leur fréquence qui justifient les réparations auxquelles nous nous livrons.
Flanighan désigna les pièces.
— Je vais les emporter. Vous n’y voyez aucun inconvénient ?
Kovask secoua la tête.
— Le laboratoire de la compagnie, installé à Cristobal nous donnera une réponse rapide.
— Dans combien de temps pouvez-vous avoir un rapport ? Demanda Kovask.
— Avant la fin de la journée. Je vais tâcher de tout emporter pour que les hommes du labo puissent se partager la besogne. Où faudra-t-il transmettre le résultat ?
— Au génie maritime.
Une dernière fois le lieutenant de L’O.N.I. se pencha vers les roulements.
— C’est incroyable ! Murmura-t-il.
Quand ils sortirent, le cargo était complètement dégagé et manœuvrait grâce aux deux remorqueurs.
— Combien d’immobilisation ? Demanda Clayton.
— Minimum une journée. Il faut tout remplacer.
— N’avez-vous pas l’impression que les gonds des portes d’amont ont moins souffert que ceux de l’aval ?
L’ingénieur le regarda avec surprise.
— Vous avez remarqué ça ? À première vue on ne s’en aperçoit guère … Ce qui explique que les portes océanes de l’écluse aval aient mieux résisté.
Clayton et Kovask rejoignirent la voiture de l’inspecteur du F.B.I. Une fois au volant, il bâilla à s’en décrocher la mâchoire.
— Quelle vie ! … Que pensez-vous de tout ça ?
— Rien de bon, dit Kovask. Vous avez des nouvelles de l’agresseur de Wilhelm ?
Clayton démarra brutalement.
— Oui, j’oubliais de vous en parler. Merico a avoué qu’il avait passé quelques semaines dans la propriété du señor Domingin à Pueblo-Mensabé. Vous savez à quoi faire ?
Kovask secoua la tête. Il n’avait même plus la force de parler.
— À s’entraîner comme de vulgaires commandos. Un truc assez poussé d’après ses explications.
— L’ordre de tuer Wilhelm, d’où venait-il ?
— Merico dit qu’il a suivi l’embarquement du chimiste à bord du chaland, puis qu’il a suivi ce dernier une fois dans les eaux du lac Miraflores. Il a pu ainsi deviner où se trouvait le laboratoire de Wilhelm … Quant à l’ordre, il reconnaît l’avoir reçu d’un certain Perez … Kovask fronçait les sourcils.
— Déjà entendu ce nom…
— Oui … Le captain Dikson avait aussi eu affaire à lui. Avec ça, nous ne progressons guère. Le signalement de ce Perez pourrait s’appliquer à n’importe quel Panaméen.
Kovask fumait en silence. Il songeait à David Wilhelm. Serait-il aussi capable que son patron ? La tentative de meurtre contre le chimiste était en quelque sorte rassurante. Les autres avaient peur de ses analyses trop poussées et de ses connaissances.
— Pourquoi pas un microbe ? On a parlé de la maladie de la pierre … Les monuments célèbres en sont tous plus ou moins atteints, dit-on …
Clayton lui jeta un regard inquiet.
— Vous galéjez ou quoi ?
— Pas du tout … À moins que ce soit à la fonderie qu’on ait incorporé une drogue nocive …
— Et c’est dans la flotte du canal qu’on en retrouverait la preuve ? Je ne le crois pas. Le procédé doit être plus simple et terriblement efficace.
Kovask ouvrit complètement sa glace pour jouir de l’air relativement frais de la course.
— Si on se jetait un petit café ? Nous allons faire un détour par Frijoles, proposa Clayton, vous avez hâte d’être de retour à Panama ?
— Je ne sais plus … J’espère que le travail des quatorze gars dans la salle des archives ne sera pas tout à fait inutile. Il y a bientôt douze heures qu’ils sont sur ces rapports. Je ne pensais pas qu’il y avait tant d’incidents techniques au cours d’un seul mois.
— Vous êtes peut-être tombé sur une série noire.
Kovask ricana :
— Pas certain que ce soit seulement la fatalité qui s’en soit mêlée. Quels seraient pour l’Unitad les avantages d’une immobilisation du trafic ?
Clayton avait l’air de penser qu’ils étalent nombreux.
— Primo, un succès de prestige. L’Unitad n’a eu de succès que parmi les riches propriétaires des divers états où il opère. La masse populaire est plus réticente. Seulement, l’obsession est identique chez le péon et chez le riche señor. Ils sont tous antiaméricains. Remarquez que certains de nos compatriotes méritent de sérieux coups de pieds dans le c … et notamment les puissants dirigeants et sous-dirigeants de l’United Fruit qui commet des ravages, impunément, dans la plupart des États centraux. Pour en revenir à l’Unitad, l’immobilisation du trafic lui rapporterait aussi l’adhésion des gros milliardaires du coin, qui se prennent pour des Trujillo à la petite semaine. Avec le foie, on fait beaucoup de choses. Enfin ils toucheraient la masse qui applaudirait évidemment.