Un convoi militaire venait en sens inverse.
Half-tracks munis de mitrailleuses et camions bourrés de marines.
— L’Amirauté se montre un peu là ! Fit Clayton sarcastique. Les gens du coin vont immédiatement se douter qu’il y a quelque chose qui cloche.
Kovask pensait lui-même que ce déploiement de forces était inutile pour le moment et ne ferait qu’accroître la tension.
— Voilà exactement ce que souhaite Unitad et son chef Ramon Ponomé … Que nous nous affolions, qu’il y ait des frictions avec les Panaméens habitant la zone. Oh ! Ils ne se font guère d’illusions sur les résultats d’éventuelles rencontres armées. L’avantage serait pour nous, mais à quel prix ? Et les pays centraux sont à L’O.N.U., et ils font souvent cause commune avec les pays du bloc afro-asiatique … Et ils sont soutenus par L’U.R.S.S. et ses satellites … Un vrai détonateur en somme que ce canal. Tout pourrait être remis en question. Si l’on parle de l’Unitad à L’O.N.U., il acquerra peu à peu le même prestige que le F.L.N. algérien.
Kovask avait maintenant une meilleure vue d’ensemble des Circonstances.
— Certainement pourquoi le naufrage suspect de l’Evans II a inquiété Washington. Il fallait aller jusqu’au bout des choses, et quand nous serons certains de la conduite à tenir, il faudra frapper vite et fort.
— C.Q.F.D. ! Dit Clayton. On va enfin pouvoir savourer un café.
Pendant une demi-heure ils avalèrent un solide déjeuner, liquidèrent un pot de café noir très fort. Quand il sortit du bar, Kovask se sentait en bien meilleure forme. Il était un peu plus de dix heures.
— Nous allons essayer de retrouver ce fichu chaland. Je voudrais voir où en est Wilhelm.
Un peu avant l’écluse de Pedro Miguel, la route surplombait le canal. Clayton immobilisa sa voiture.
— Un navire n’a pas le droit de stopper dans les parages. Sauf les bâtiments de surveillance.
Le sabot arriva enfin à l’allure impressionnante de quatre nœuds à l’heure. Clayton et Kovask se trouvaient sur la berge et le commandant de bord les reconnut. Le chaland s’immobilisa à leur hauteur.
Kovask sauta sur le pont. L’enseigne de deuxième classe fit signe de son pouce par-dessus son épaule.
— Toujours dans son labo … Il a fallu lui porter son petit déjeuner. Nous ne l’avons vu qu’à l’écluse de Pedro Miguel où il a prélevé de pleins seaux de flotte.
Wilhelm ne parut même pas surpris de le voir pénétrer dans la minuscule pièce. Il eut un sourire tranquille, regarda autour de lui d’un air satisfait.
— Soixante quatorze analyses depuis mon départ d’hier. Pas mal, hein ? Je suis en train d’examiner l’eau recueillie à Pedro Miguel. Les résultats sont différents …
— Comment ça ? S’étonna Kovask.
— Moins de poussières en suspension dans l’élément liquide. L’eau est en quelque sorte plus propre, mais on y retrouve les mêmes quantités de corps gras et de salissures. Celle de Miraflores était très dense ! Malheureusement, malgré la stabilité du chaland, les dépôts sont lents à se faire.
Kovask promena son regard sur les bocaux emplis d’eaux sales.
— Vous êtes venu spécialement pour moi ? — Nous venons des écluses de Gatun … Il y a eu un accident là-bas.
— Grave ?
— Une porte d’écluse a lâché et un cargo a été coincé. Ce n’est pas très grave, mais ça pourrait le devenir.
— Pourquoi cette porte a-t-elle lâché ?
— Les roulements étaient usés jusqu’à n’être plus qu’une dentelle de métal.
Les yeux de Wilhelm s’arrondissaient.
— Par exemple ! … Vous les avez vus ?
— Oui mais pourquoi paraissez vous aussi passionné ?
Le chimiste secoua la tête.
— Non, pas encore … Je ne veux pas vous lancer sur une fausse piste.
Kovask s’approcha de lui, l’air menaçant, mais avec, dans le fond, un sentiment d’impuissance. Il savait que la volonté du petit jeune homme maigrichon pouvait être inébranlable.
— Écoutez, si vous avez une opinion déjà établie, il faut me la confier.
— La science ne se contente pas d’opinions … Il me faut des faits précis. Je ne vous dirai rien.
Kovask était furieux.
— Méfiez-vous, Wilhelm, je n’aurai pas toujours la même patience.
— En êtes-vous à cinq heures près ? C’est le temps qu’il nous faudra pour atteindre Gatun … Mes analyses là-bas seront peut-être concluantes … Je vais demander au commandant de pousser la vitesse. Ce sabot peut atteindre ses dix nœuds et nous ne sommes pas chargés … Cinq heures, lieutenant, et peut-être pourrai-je vous répondre.
Il savait qu’il lui fallait en passer par là. Il capitula de mauvaise grâce.
— Soit, mais pas plus … Il est onze heures. Je veux avoir ce rapport à quatre heures cet après-midi.
— Mettez cinq heures … Wilhelm remit le nez dans ses tubes.
— Ce serait une explication logique ? S’inquiéta Kovask.
Le chimiste se redressa, le regard perdu.
— Logique ? Oui … Mais tout de même sensationnelle … Bien que des applications industrielles soient nombreuses … Cependant à cette échelle …
Il avait le chic pour titiller la curiosité des gens. Kovask, plein de rage, se dirigea vers la porte et sortit en la claquant.
Clayton qui bavardait avec l’enseigne lui adressa une interrogation muette.
— Têtu comme une mule, oui !… Et le Président Eisenhower ne pourrait lui arracher un seul mot. Venez, nous rentrons à Panama.
Peu à peu, il reprit son calme et même éclata de rire.
— Désolé, fit Clayton, mais je n’ai pas suivi jusqu’au bout votre bonne blague.
— Non, je pense à Wilhelm. Dans le fond, il a raison et nous pouvons patienter cinq heures. Mais pas davantage. Je crois qu’il a découvert un truc assez surprenant et qu’il n’ose pas en parler tant qu’il n’est pas certain.
— Vous lui avez expliqué d’où nous venons ?
— Justement … Il a paru faire un rapport entre ses propres analyses et la rupture des gonds … Je crois que nous avons bien fait de nous arrêter.
— Vous avez en quelque sorte servi de catalyseur, fit Clayton en appuyant sur l’accélérateur.
Puis ils glissèrent dans les vapeurs d’air chaud, se laissant bercer par le ronronnement du moteur. Kovask pensait qu’il allait essayer de prendre une douche quelque part. Il ne savait où. Il ricana en se disant que pas un seul hôtel de Panama n’avait eu l’honneur de le compter au nombre de ses clients.
CHAPITRE XIII
Les heures qui suivirent parurent des siècles à Kovask. Il traînait dans la salle des archives de la Sécurité, sans pouvoir accomplir le moindre travail utile. Les notes des spécialistes avaient une telle ampleur qu’il ne pouvait les étudier séparément. D’ailleurs, les techniciens du cerveau électronique étaient en train de coder ces différents résultats, avant de les soumettre à leur machine.
L’Evans II se rapprochait lentement des côtes, tiré par deux remorqueurs de haute mer, encadré par les navires-ateliers. Les experts étaient toujours à bord, mais leurs rapports n’annonçaient rien qu’il ne connût déjà.