— Je connais l’ingénieur de l’écluse de Gatun … Maintenant, dites-moi ce que vous avez déjà découvert.
Wilhelm regarda autour de lui, trouva une des plaques de verre servant à l’examen microscopique et alla chercher son appareil. Il le régla, appela Kovask.
— Jetez un coup d’œil … Examinez ces sortes de points sombres qui apparaissent assez nombreux parmi les algues et autres composants.
Kovask jugea abondants ces points noirs.
— Qu’est-ce ?
— Carbure de silicium, alumine cristallisée et carbure de bore. Le carbure de silicium vous apparaît dans les points les moins foncés. Tout cela en très grosse quantité, notamment du côté de l’écluse de Miraflores, et je crains d’en trouver encore plus à Gatun …
Il fouilla dans les paperasses déchirées, puis renonça à chercher.
— Les sauvages ont tout saccagé, ce qui est dommage … J’avais fait un calcul selon un moyen terme. Avec plus de cinquante analyses, j’ai pu faire une moyenne … Si mes résultats sont exacts, il y a dans les eaux du canal, quelques dizaines de tonnes de carbure de silicium, un peu moins d’alumine cristallisée et de carbure de bore.
Kovask qui cherchait depuis un moment, eut une illumination subite.
— Dites-moi, ces carbures sont utilisés comme abrasifs ? Ils rentrent dans la constitution des meules et des disques-meules avec l’aide de divers agglomérants … caoutchouc et résines … Wilhelm souriait. Kovask le fixa avec stupeur.
— Vous ne voulez pas dire que ce sont ces particules qui ont pu provoquer des usures aussi profondes que celles que j’ai pu voir ce matin ?
— Évidemment … Il manque de coagulant. Dans l’eau, elles n’ont qu’une action assez lente, comparable à l’érosion des grains de sable sur un rocher … Mais on peut les faire floculer.
Il eut un sourire railleur.
— Vous souvenez-vous de votre visite à mon laboratoire de La Jolla ? Je vous ai montré ces diverses solutions à différents stages … Connaissez-vous le procédé Cavitron ? Pour l’usinage de certaines pièces on se sert d’un outil qui vibre à la fréquence de 27 kilocycles … Or, ce n’est pas l’outil proprement dit qui travaille, mais une poudre abrasive en suspension dans un liquide qui coule sur la surface à travailler.
Kovask était passionné par les explications du chimiste.
— Mais, dans le cas qui nous intéresse, comment auraient-ils pu utiliser un émetteur d’ultrasons à proximité des écluses ?
— Attendez. Il y a d’autres particularités des ultrasons. Dans certaines papeteries, ils servent à récupérer les déchets de pâte à papier diluée dans les eaux usées … Ils en forment des agglomérés, assez importants. Dans les eaux, les rayonnements d’ultrasons se propagent à la perfection, la preuve, les asdics. On peut atteindre des distances assez considérables, selon la salinité et la densité … et la température. Ces conditions me paraissent réunies dans cette zone.
— Attendez un moment … D’après vous, quelqu’un aurait agi à distance à l’aide d’un émetteur très puissant ?
— Je le suppose … Personnellement, je ne connais pas un tel appareil … Je l’imagine mal même … Cependant, on fait des paraboliques d’une telle ampleur … Précisément, en utilisant des céramiques puissantes … Voyez-vous, les poussières ont tendance à s’agglomérer aux différents nœuds de vibration. Il suffit de régler soigneusement son appareil pour parvenir à ce résultat. Je ne crois pas que ce soit une chose aisée, et c’est là que doit résider toute la difficulté. Cette floculation des particules de grains abrasifs entraîne, vous vous en doutez, un grand brassage. Pas étonnant donc qu’en quelques heures, on use à ce point une pièce métallique.
Kovask écrasa son mégot sous son pied, jura à cause des débris de verre et fit quelques pas dans l’étroit habitacle. Il réfléchissait intensément.
— La propagation des ondes doit être libre … Sinon elles forment écho et …
— Exact … Il suffit de placer le parabolique suffisamment bas et de choisir son angle … Le canal a au minimum douze mètres de profondeur. Cela autorise du bon travail.
Il marcha vers la porte.
— Venez à la chambre des cartes …
— Il n’y en a pas sur les chalands de débarquement … C’est dans le poste.
Les membres de l’équipage paraissaient attendre. Le marin qui avait participé à la liquidation des Panaméens s’approcha.
— Mon « yeutenant », on a mis les deux morts de côté et ligoté les deux blessés … Le nègre a du mal à respirer, mais il récupère vite … Vous donnez les ordres ?
— Justement, nous allons au poste de navigation. Que chacun reprenne le travail. Direction les écluses de Gatun.
Quand le chaland eut repris sa route, Kovask expliqua à l’Amirauté les directives qu’il comptait prendre. On lui répondit qu’une vedette viendrait prendre les corps et les deux blessés. Il fouilla celui de Perez, mais ne découvrit rien de particulier dans ses vêtements. Il était beaucoup plus préoccupé par les explications de Wilhelm.
Sur la table, le chimiste avait placé une carte de la baie de Limon et de la cote de l’Océan Atlantique. Il prit une règle, l’orienta.
— Voyez … Une ligne droite peut être tracée venant du large et aboutissant aux écluses … Il suffit qu’un bateau soit à plusieurs milles au large pour obtenir un bon résultat. Il immergera son parabolique à la profondeur voulue.
Kovask le regarda en face.
— Si votre hypothèse se confirme, nous l’aurons échappé belle. Pensez aux usages possibles. Dans les ports par exemple ?
— Oui et non … Un port trop largement ouvert est constamment parcouru par des eaux nouvelles … Difficile de localiser les particules abrasives … Tandis que dans le canal, c’était gagné d’avance.
— Comment croyez-vous qu’elles ont été répandues ? Un cargo ?
— Certainement … Et même l’opération n’a pas dû leur revenir très cher, car ces particules infinitésimales ne pourraient pas être utilisées par l’industrie.
Kovask se pencha à nouveau vers la carte.
— Nous pouvons donc établir la longitude de ce mystérieux navire ? Puisque la baie de Limon ouvre en plein Nord. Restera à établir la latitude … Il ne peut qu’être à la limite des eaux territoriales … Pour l’empêcher de poursuivre ses émissions d’ultrasons, ce sera plutôt difficile … Nous pouvons mettre des écrans, évidemment, mais j’aimerais pouvoir détruire ce nid de rats.
Il se redressa une nouvelle fois.
— Avant la tombée du jour, il faut que je le fasse repérer par les avions de la Navy …
— Et si je me suis trompé ? Si nous ne trouvons pas une quantité suffisante de particules abrasives ?
Kovask haussa ses épaules puissantes.
— Tant pis ! … Donnez-moi cette longitude ?
— Entre 79°50’ et 79°55’.
Le lieutenant passa dans la cabine radio et fit envoyer son message. Il fit préciser que la réponse devrait lui être adressée à bord du chaland.
Une heure plus tard, ils arrivaient aux écluses de Gatun. Le chaland s’immobilisa sur la rive gauche et Kovask, accompagné du chimiste, gagna les locaux du personnel.
Ce dernier semblait fatigué. La journée avait dû être très dure.
— J’ai le rapport de notre laboratoire … Usure due à une action d’abrasifs très durs … L’ingénieur en chef pense qu’il y a eu une mauvaise surveillance, et que des gars sont venus la nuit s’attaquer aux pivots.
Kovask resta stupéfait d’une telle énormité.