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Mais lorsqu’elle eut mis en son âme et en sa chair de célibataire égoïste et fêté une multitude de petits besoins tyranniques, lorsqu’elle fut bien certaine qu’aucune maîtresse n’aurait comme elle le souci de les surveiller et de les entretenir pour le ligoter par toutes les menues jouissances de la vie, elle eut peur tout à coup, en le voyant se dégoûter de sa propre maison, se plaindre sans cesse de vivre seul, et, ne pouvant venir chez elle qu’avec toutes les réserves imposées par la société, chercher au Cercle, chercher partout les moyens d’adoucir son isolement, elle eut peur qu’il ne songeât au mariage.

En certains jours, elle souffrait tellement de toutes ces inquiétudes, qu’elle désirait la vieillesse pour en avoir fini avec cette angoisse-là, et se reposer dans une affection refroidie et calme.

Les années passèrent, cependant, sans les désunir. La chaîne attachée par elle était solide, et elle en refaisait les anneaux à mesure qu’ils s’usaient. Mais toujours soucieuse, elle surveillait le cœur du peintre comme on surveille un enfant qui traverse une rue pleine de voitures, et chaque jour encore elle redoutait l’événement inconnu, dont la menace est suspendue sur nous.

Le comte, sans soupçons et sans jalousie, trouvait naturelle cette intimité de sa femme et d’un artiste fameux qui était reçu partout avec de grands égards. À force de se voir, les deux hommes, habitués l’un à l’autre, avaient fini par s’aimer.

II

Quand Bertin entra, le vendredi soir, chez son amie, où il devait dîner pour fêter le retour d’Annette de Guilleroy, il ne trouva encore, dans le petit salon Louis XV que M. de Musadieu, qui venait d’arriver.

C’était un vieil homme d’esprit, qui aurait pu devenir peut-être un homme de valeur, et qui ne se consolait point de ce qu’il n’avait pas été.

Ancien conservateur des musées impériaux, il avait trouvé moyen de se faire renommer inspecteur des Beaux-Arts sous la République, ce qui ne l’empêchait pas d’être, avant tout, l’ami des Princes, de tous les Princes, des Princesses et des Duchesses de l’aristocratie européenne, et le protecteur juré des artistes de toute sorte. Loué d’une intelligence alerte, capable de tout entrevoir, d’une grande facilité de parole qui lui permettait de dire avec agrément les choses les plus ordinaires d’une souplesse de pensée qui le mettait à l’aise dans tous les milieux, et d’un flair subtil de diplomate qui lui faisait juger les hommes à première vue, il promenait, de salon en salon, le long des jours et des soirs, son activité éclairée, inutile et bavarde.

Apte à tout faire, semblait-il, il parlait de tout avec un semblant de compétence attachant et une clarté de vulgarisateur qui le faisait fort apprécier des femmes du monde, à qui il rendait les services d’un bazar roulant d’érudition. Il savait, en effet, beaucoup de choses sans avoir jamais lu que les livres indispensables, mais il était au mieux avec les cinq Académies, avec tous les savants, tous les écrivains, tous les érudits spécialistes qu’il écoutait avec discernement. Il savait oublier aussitôt les explications trop techniques ou inutiles à ses relations, retenait fort bien les autres, et prêtait à ces connaissances ainsi glanées un tour aisé, clair et bon enfant, qui les rendait faciles à comprendre comme des fabliaux scientifiques. Il donnait l’impression d’un entrepôt d’idées, d’un de ces vastes magasins où on ne rencontre jamais les objets rares, mais où tous les autres sont à foison, à bon marché, de toute nature, de toute origine, depuis les ustensiles de ménage jusqu’aux vulgaires instruments de physique amusante ou de chirurgie domestique.

Les peintres, avec qui ses fonctions le laissaient en rapport constant, le blaguaient et le redoutaient. Il leur rendait, d’ailleurs, des services, leur faisait vendre des tableaux, les mettait en relations avec le monde, aimait les présenter, les protéger, les lancer, semblait se vouer à une œuvre mystérieuse de fusion entre les mondains et les artistes, se faisait gloire de connaître intimement ceux-ci, et d’entrer familièrement chez ceux-là, de déjeuner avec le prince de Galles, de passage à Paris, et de dîner, le soir même, avec Paul Adelmans, Olivier Bertin et Amaury Maldant.

Bertin, qui l’aimait assez, le trouvant drôle, disait de lui : « C’est l’encyclopédie de Jules Verne, reliée en peau d’âne ! »

Les deux hommes se serrèrent la main, et se mirent à parler de la situation politique, des bruits de guerre que Musadieu jugeait alarmants, pour des raisons évidentes qu’il exposait fort bien, l’Allemagne ayant tout intérêt à nous écraser et à hâter ce moment attendu depuis dix-huit ans par M. de Bismarck ; tandis qu’Olivier Bertin prouvait, par des arguments irréfutables, que ces craintes étaient chimériques, l’Allemagne ne pouvant être assez folle pour compromettre sa conquête dans une aventure toujours douteuse, et le Chancelier assez imprudent pour risquer, aux derniers jours de sa vie, son œuvre et sa gloire d’un seul coup.

M. de Musadieu, cependant, semblait savoir des choses qu’il ne voulait pas dire. Il avait vu d’ailleurs un ministre dans la journée et rencontré le grand-duc Wladimir, revenu de Cannes, la veille au soir.

L’artiste résistait et, avec une ironie tranquille, contestait la compétence des gens les mieux informés. Derrière toutes ces rumeurs, on préparait des mouvements de bourse ! Seul, M. de Bismarck devait avoir là-dessus une opinion arrêtée, peut-être.

M. de Guilleroy entra, serra les mains avec empressement, en s’excusant, par phrases onctueuses, de les avoir laissés seuls.

« Et vous, mon cher député, demanda le peintre, que pensez-vous des bruits de guerre ? »

M. de Guilleroy se lança dans un discours. Il en savait plus que personne comme membre de la Chambre, et cependant il n’était pas du même avis que la plupart de ses collègues. Non, il ne croyait pas à la probabilité d’un conflit prochain, à moins qu’il ne fût provoqué par la turbulence française et par les rodomontades des soi-disant patriotes de la ligue. Et il fit de M. de Bismarck un portrait à grands traits, un portrait à la Saint-Simon. Cet homme-là, on ne voulait pas le comprendre, parce qu’on prête toujours aux autres sa propre manière de penser, et qu’on les croit prêts à faire ce qu’on aurait fait à leur place. M. de Bismarck n’était pas un diplomate faux et menteur, mais un franc, un brutal, qui criait toujours la vérité, annonçait toujours ses intentions. « Je veux la paix », dit-il. C’était vrai, il voulait la paix, rien que la paix, et tout le prouvait d’une façon aveuglante depuis dix-huit ans, tout, jusqu’à ses armements, jusqu’à ses alliances, jusqu’à ce faisceau de peuples unis contre notre impétuosité. M. de Guilleroy conclut d’un ton profond, convaincu : « C’est un grand homme, un très grand homme qui désire la tranquillité, mais qui croit seulement aux menaces et aux moyens violents pour l’obtenir. En somme, Messieurs, un grand barbare.