Le peintre disait :
« Est-elle changée, depuis trois ans ? Je ne l’aurais pas reconnue, je ne vais plus oser la tutoyer. »
La comtesse se mit à rire.
« Ah ! Par exemple ! Je voudrais bien vous voir dire « vous » à Annette. »
La jeune fille, dont la future crânerie apparaissait sous des airs timidement espiègles, reprit :
« C’est moi qui n’oserai plus dire « tu » à M. Bertin. »
Sa mère sourit.
« Garde cette mauvaise habitude, je te la permets. Vous referez vite connaissance. »
Mais Annette remuait la tête.
« Non, non. Ça me gênerait. »
La duchesse, l’ayant embrassée, l’examinait en connaisseuse intéressée.
« Voyons, petite, regarde-moi bien en face. Oui, tu as tout à fait le même regard que ta mère ; tu seras pas mal dans quelque temps, quand tu auras pris du brillant. Il faut engraisser, pas beaucoup, mais un peu ; tu es maigrichonne. »
La comtesse s’écria :
« Oh ! Ne lui dites pas cela.
— Et pourquoi ?
— C’est si agréable d’être mince ! Moi je vais me faire maigrir. »
Mais Mme de Mortemain se fâcha, oubliant, dans la vivacité de sa colère, la présence d’une fillette.
« Ah toujours ! Vous en êtes toujours à la mode des os, parce qu’on les habille mieux que la chair. Moi je suis de la génération des femmes grasses ! Aujourd’hui c’est la génération des femmes maigres ! Ça me fait penser aux vaches d’Égypte. Je ne comprends pas les hommes, par exemple, qui ont l’air d’admirer vos carcasses. De notre temps, ils demandaient mieux. »
Elle se tut au milieu des sourires, puis reprit :
« Regarde ta maman, petite, elle est très bien, juste à point, imite-la. »
On passait dans la salle à manger. Lorsqu’on fut assis, Musadieu reprit la discussion.
« Moi, je dis que les hommes doivent être maigres, parce qu’ils sont fait pour des exercices qui réclament de l’adresse et de l’agilité, incompatibles avec le ventre. Le cas des femmes est un peu différent. N’est-ce pas votre avis, Corbelle ? »
Corbelle fut perplexe, la duchesse étant forte, et sa propre femme plus que mince ! Mais la baronne vint au secours de son mari, et résolument se prononça pour la sveltesse. L’année d’avant, elle avait dû lutter contre un commencement d’embonpoint, qu’elle domina très vite.
Mme de Guilleroy demanda :
« Dites comment vous avez fait ? »
Et la baronne expliqua la méthode employée par toutes les femmes élégantes du jour. On ne buvait pas en mangeant. Une heure après le repas seulement, on se permettait une tasse de thé, très chaud, brûlant. Cela réussissait à tout le monde. Elle cita des exemples étonnants de grosses femmes devenues, en trois mois, plus fines que des lames de couteau. La duchesse exaspérée s’écria :
« Dieu ! Que c’est bête de se torturer ainsi ! Vous n’aimez rien, mais rien, pas même le champagne. Voyons, Bertin, vous qui êtes artiste, qu’en pensez-vous ?
— Mon Dieu, Madame, je suis peintre, je drape, ça m’est égal ! Si j’étais sculpteur, je me plaindrais.
— Mais vous êtes homme, que préférez-vous ?
— Moi ?… une… élégance un peu nourrie, ce que ma cuisinière appelle un bon petit poulet de grain. Il n’est pas gras, il est plein et fin. »
La comparaison fit rire ; mais la comtesse incrédule regardait sa fille et murmurait :
« Non, c’est très gentil d’être maigre, les femmes qui restent maigres ne vieillissent pas. »
Ce point-là fut encore discuté et partagea la société. Tout le monde, cependant, se trouva à peu près d’accord sur ceci : qu’une personne très grasse ne devait pas maigrir trop vite.
Cette observation donna lieu à une revue des femmes connues dans le monde et à de nouvelles contestations sur leur grâce, leur chic et leur beauté. Musadieu jugeait la blonde marquise de Lochrist incomparablement charmante, tandis que Bertin estimait sans rivale Mme Mandelière, brune, avec son front bas, ses yeux sombres et sa bouche un peu grande, où ses dents semblaient luire.
Il était assis à côté de la jeune fille, et, tout à coup, se tournant vers elle :
« Écoute bien, Nanette. Tout ce que nous disons là, tu l’entendras répéter au moins une fois par semaine, jusqu’à ce que tu sois vieille. En huit jours tu sauras par cœur tout ce qu’on pense dans le monde, sur la politique, les femmes, les pièces de théâtre et le reste. Il n’y aura qu’à changer les noms des gens ou les titres des œuvres de temps en temps. Quand tu nous auras tous entendus exposer et défendre notre opinion, tu choisiras paisiblement la tienne parmi celles qu’on doit avoir, et puis tu n’auras plus besoin de ne penser à rien, jamais ; tu n’auras qu’à te reposer. »
La petite, sans répondre, leva sur lui un œil malin, où vivait une intelligence jeune, alerte, tenue en laisse et prête à partir.
Mais la duchesse et Musadieu, qui jouaient aux idées comme on joue à la balle, sans s’apercevoir qu’ils se renvoyaient toujours les mêmes, protestèrent au nom de la pensée et de l’activité humaines.
Alors Bertin s’efforça de démontrer combien l’intelligence des gens du monde, même les plus instruits, est sans valeur, sans nourriture et sans portée, combien leurs croyances sont pauvrement fondées, leur attention aux choses de l’esprit faible et indifférente, leurs goûts sautillants et douteux.
Saisi par un de ces accès d’indignation à moitié vrais, à moitié factices, que provoque d’abord le désir d’être éloquent, et qu’échauffe tout à coup un jugement clair, ordinairement obscurci par la bienveillance, il montra comment les gens qui ont pour unique occupation dans la vie de faire des visites et de dîner en ville se trouvent devenir, par une irrésistible fatalité, des êtres légers et gentils, mais banals, qu’agitent vaguement des soucis des croyances et des appétits superficiels.
Il montra que rien chez eux n’est profond, ardent sincère, que leur culture intellectuelle étant nulle, et leur érudition un simple vernis, ils demeurent, en somme des mannequins qui donnent l’illusion et font les gestes d’êtres d’élite qu’ils ne sont pas. Il prouva que les frêles racines de leurs instincts ayant poussé dans les conventions, et non dans les réalités, ils n’aiment rien véritablement, que le luxe même de leur existence est une satisfaction de vanité et non l’apaisement d’un besoin raffiné de leur corps, car on mange mal chez eux, on y boit de mauvais vins, payés fort cher.
« Ils vivent, disait-il, à côté de tout, sans rien voir et rien pénétrer ; à côté de la science qu’ils ignorent à côté de la nature qu’ils ne savent pas regarder ; à côté du bonheur, car ils sont impuissants à jouir ardemment de rien ; à côté de la beauté du monde ou de la beauté de l’art, dont ils parlent sans l’avoir découverte, et même sans y croire, car ils ignorent l’ivresse de goûter aux joies de la vie et de l’intelligence. Ils sont incapables de s’attacher à une chose jusqu’à l’aimer uniquement de s’intéresser à rien jusqu’à être illuminés par le bonheur de comprendre. »
Le baron de Corbelle crut devoir prendre la défense de la bonne compagnie.