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Il le fit avec des arguments inconsistants et irréfutables, de ces arguments qui fondent devant la raison comme la neige au feu, et qu’on ne peut saisir, des arguments absurdes et triomphants de curé de campagne qui démontre Dieu. Il compara, pour finir, les gens du monde aux chevaux de course qui ne servent à rien, à vrai dire, mais qui sont la gloire de la race chevaline.

Bertin, gêné devant cet adversaire, gardait maintenant un silence dédaigneux et poli. Mais, soudain, la bêtise du baron l’irrita, et interrompant adroitement son discours, il raconta, du lever jusqu’au coucher, sans rien omettre, la vie d’un homme bien élevé.

Tous les détails finement saisis dessinaient une silhouette irrésistiblement comique. On voyait le monsieur habillé par son valet de chambre, exprimant d’abord au coiffeur qui le venait raser quelques idées générales, puis, au moment de la promenade matinale, interrogeant les palefreniers sur la santé des chevaux, puis trottant par les allées du bois, avec l’unique souci de saluer et d’être salué, puis déjeunant en face de sa femme, sortie en coupé de son côté, et ne lui parlant que pour énumérer le nom des personnes aperçues le matin, puis allant jusqu’au soir, de salon en salon, se retremper l’intelligence dans le commerce de ses semblables, et dînant chez un prince où était discutée l’attitude de l’Europe, pour finir ensuite la soirée au foyer de la danse, à l’Opéra, où ses timides prétentions de viveur étaient satisfaites innocemment par l’apparence d’un mauvais lieu.

Le portrait était si juste, sans que l’ironie en fût blessante pour personne, qu’un rire courait autour de la table.

La duchesse, secouée par une gaieté retenue de grosse personne, avait dans la poitrine de petites secousses discrètes. Elle dit enfin :

« Non, vraiment, c’est trop drôle, vous me ferez mourir de rire. »

Bertin, très excité, riposta :

« Oh ! Madame, dans le monde on ne meurt pas de rire. C’est à peine si on rit. On a la complaisance, par bon goût, d’avoir l’air de s’amuser et de faire semblant de rire. On imite assez bien la grimace, on ne fait jamais la chose. Allez dans les théâtres populaires, vous verrez rire. Allez chez les bourgeois qui s’amusent, vous verrez rire jusqu’à la suffocation ! Allez dans les chambrées de soldats, vous verrez des hommes étranglés, les yeux pleins de larmes, se tordre sur leur lit devant les farces d’un loustic. Mais dans nos salons on ne rit pas. Je vous dis qu’on fait le simulacre de tout, même du rire. »

Musadieu l’arrêta :

« Permettez ; vous êtes sévère ! Vous-même, mon cher, il me semble pourtant que vous ne dédaignez pas ce monde que vous raillez si bien. »

Bertin sourit.

« Moi, je l’aime.

— Mais alors ?

— Je me méprise un peu comme un métis de race douteuse.

— Tout cela, c’est de la pose », dit la duchesse.

Et comme il se défendait de poser, elle termina la discussion en déclarant que tous les artistes aimaient à faire prendre aux gens des vessies pour des lanternes.

La conversation, alors, devint générale, effleura tout, banale et douce, amicale et discrète, et, comme le dîner touchait à sa fin, la comtesse, tout à coup, s’écria, en montrant ses verres pleins devant elle :

« Eh bien, je n’ai rien bu, rien, pas une goutte, nous verrons si je maigrirai. »

La duchesse, furieuse, voulut la forcer à avaler une gorgée ou deux d’eau minérale ; ce fut en vain, et elle s’écria :

« Oh ! La sotte ! Voilà que sa fille va lui tourner la tête. Je vous en prie, Guilleroy, empêchez votre femme de faire cette folie. »

Le comte, en train d’expliquer à Musadieu le système d’une batteuse mécanique inventée en Amérique, n’avait pas entendu.

« Quelle folie, duchesse ?

— La folie de vouloir maigrir. »

Il jeta sur sa femme un regard bienveillant et indifférent.

« C’est que je n’ai pas pris l’habitude de la contrarier. »

La comtesse s’était levée en prenant le bras de son voisin ; le comte offrit le sien à la duchesse, et on passa dans le grand salon, le boudoir du fond étant réservé aux réceptions de la journée.

C’était une pièce très vaste et très claire. Sur les quatre murs, de larges et beaux panneaux de soie bleu pâle à dessins anciens enfermés en des encadrements blanc et or prenaient sous la lumière des lampes et du lustre une teinte lunaire douce et vive. Au milieu du principal, le portrait de la comtesse par Olivier Bertin semblait habiter, animer l’appartement. Il y était chez lui, mêlait à l’air même du salon son sourire de jeune femme, la grâce de son regard, le charme léger de ses cheveux blonds. C’était d’ailleurs presque un usage, une sorte de pratique d’urbanité, comme le signe de croix en entrant dans les églises, de complimenter le modèle sur l’œuvre du peintre chaque fois qu’on s’arrêtait devant.

Musadieu n’y manquait jamais. Son opinion de connaisseur commissionné par l’État ayant une valeur d’expertise légale, il se faisait un devoir d’affirmer souvent, avec conviction, la supériorité de cette peinture.

« Vraiment, dit-il, voilà le plus beau portrait moderne que je connaisse. Il y a là-dedans une vie prodigieuse. »

Le comte de Guilleroy, chez qui l’habitude d’entendre vanter cette toile avait enraciné la conviction qu’il possédait un chef-d’œuvre, s’approcha pour renchérir, et, pendant une minute ou deux, ils accumulèrent toutes les formules usitées et techniques pour célébrer les qualités apparentes et intentionnelles de ce tableau.

Tous les yeux, levés vers le mur, semblaient ravis d’admiration, et Olivier Bertin, accoutumé à ces éloges, auxquels il ne prêtait guère plus d’attention qu’on ne fait aux questions sur la santé, après une rencontre dans la rue, redressait cependant la lampe à réflecteur placée devant le portrait pour l’éclairer, le domestique l’ayant posée, par négligence, un peu de travers.

Puis on s’assit, et le comte s’étant approché de la duchesse, elle lui dit :

« Je crois que mon neveu va venir me chercher et vous demander une tasse de thé. »

Leurs désirs, depuis quelque temps, s’étaient rencontrés et devinés, sans qu’ils se les fussent encore confiés, même par des sous-entendus.

Le frère de la duchesse de Mortemain, le marquis de Farandal, après s’être presque entièrement ruiné au jeu, était mort d’une chute de cheval, en laissant une veuve et un fils. Âgé maintenant de vingt-huit ans, ce jeune homme, un des plus convoités meneurs de cotillon d’Europe, car on le faisait venir parfois à Vienne et à Londres pour couronner par des tours de valse des bals princiers, bien qu’à peu près sans fortune, demeurait par sa situation, par sa famille, par son nom, par ses parentés presque royales, un des hommes les plus recherchés et les plus enviés de Paris.

Il fallait affermir cette gloire trop jeune, dansante et sportive, et après un mariage riche, très riche, remplacer les succès mondains par des succès politiques. Dès qu’il serait député, le marquis deviendrait, par ce seul fait, une des colonnes du trône futur, un des conseillers du roi, un des chefs du parti.