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L’espèce d’indifférence heureuse dans laquelle il vivait, cette insouciance d’homme satisfait dont presque tous les besoins sont apaisés, s’en allait de son cœur tout doucement, comme si quelque chose lui eût manqué. Il sentait sa maison vide, et désert son grand atelier. Alors, en regardant autour de lui, il lui sembla voir passer l’ombre d’une femme dont la présence lui était douce. Depuis longtemps, il avait oublié les impatiences d’amant qui attend le retour d’une maîtresse, et voilà que, subitement, il la sentait éloignée et la désirait près de lui avec un énervement de jeune homme.

Il s’attendrissait à songer combien ils s’étaient aimés, et il retrouvait en tout ce vaste appartement où elle était si souvent venue, d’innombrables souvenirs d’elle, de ses gestes, de ses paroles, de ses baisers. Il se rappelait certains jours, certaines heures, certains moments ; et il sentait autour de lui le frôlement de ses caresses anciennes.

Il se releva, ne pouvant plus tenir en place, et se mit à marcher en songeant de nouveau que, malgré cette liaison dont son existence avait été remplie, il demeurait bien seul, toujours seul.

Après les longues heures de travail, quand il regardait autour de lui, étourdi par ce réveil de l’homme qui rentre dans la vie, il ne voyait et ne sentait que des murs à la portée de sa main et de sa voix. Il avait dû, n’ayant pas de femme en sa maison et ne pouvant rencontrer qu’avec des précautions de voleur celle qu’il aimait, traîner ses heures désœuvrées en tous les lieux publics où l’on trouve, où l’on achète, des moyens quelconques de tuer le temps. Il avait des habitudes au Cercle, des habitudes au Cirque et à l’Hippodrome, à jour fixe, des habitudes à l’Opéra, des habitudes un peu partout, pour ne pas rentrer chez lui, où il serait demeuré avec joie sans doute s’il y avait vécu près d’elle.

Autrefois, en certaines heures de tendre affolement, il avait souffert d’une façon cruelle de ne pouvoir la prendre et la garder avec lui ; puis son ardeur se modérant, il avait accepté sans révolte leur séparation et sa liberté ; maintenant il les regrettait de nouveau comme s’il recommençait à l’aimer.

Et ce retour de tendresse l’envahissait ainsi brusquement, presque sans raison, parce qu’il faisait beau dehors, et, peut-être, parce qu’il avait reconnu tout à l’heure la voix rajeunie de cette femme. Combien peu de chose il faut pour émouvoir le cœur d’un homme, d’un homme vieillissant, chez qui le souvenir se fait regret !

Comme autrefois, le besoin de la revoir lui venait, entrait dans son esprit et dans sa chair à la façon d’une fièvre ; et il se mit à penser à elle un peu comme font les jeunes amoureux, en l’exaltant en son cœur et en s’exaltant lui-même pour la désirer davantage ; puis il se décida, bien qu’il l’eût vue dans la matinée, à aller lui demander une tasse de thé, le soir même.

Les heures lui parurent longues, et, en sortant pour descendre au boulevard Malesherbes, une peur vive le saisit de ne pas la trouver et d’être forcé de passer encore cette soirée tout seul, comme il en avait passé bien d’autres, pourtant.

À sa demande : – « La comtesse est-elle chez elle ? » – le domestique répondant : – « Oui, Monsieur » – fit entrer de la joie en lui.

Il dit, d’un ton radieux : « C’est encore moi » – en apparaissant au seuil du petit salon où les deux femmes travaillaient sous les abat-jour roses d’une lampe à double foyer en métal anglais, portée sur une tige haute et mince.

La comtesse s’écria :

« Comment, c’est vous ! Quelle chance !

— Mais, oui. Je me suis senti très solitaire, et je suis venu.

— Comme c’est gentil !

— Vous attendez quelqu’un ?

— Non…, peut-être…, je ne sais jamais. »

Il s’était assis et regardait avec un air de dédain le tricot gris en grosse laine qu’elles confectionnaient vivement au moyen de longues aiguilles en bois.

Il demanda :

« Qu’est-ce que cela ?

— Des couvertures.

— De pauvres ?

— Oui, bien entendu.

— C’est très laid.

— C’est très chaud.

— Possible, mais c’est très laid, surtout dans un appartement Louis XV, où tout caresse l’œil. Si ce n’est pour vos pauvres, vous devriez, pour vos amis, faire vos charités plus élégantes.

— Mon Dieu, les hommes ! – dit-elle en haussant les épaules – mais on en prépare partout en ce moment, de ces couvertures-là.

— Je le sais bien, je le sais trop. On ne peut plus faire une visite le soir, sans voir traîner cette affreuse loque grise sur les plus jolies toilettes et sur les meubles les plus coquets. On a, ce printemps, la bienfaisance de mauvais goût. »

La comtesse, pour juger s’il disait vrai, étendit le tricot qu’elle tenait sur la chaise de soie inoccupée à côté d’elle, puis elle convint avec indifférence :

« Oui, en effet, c’est laid. »

Et elle se remit à travailler. Les deux têtes voisines, penchées sous les deux lumières toutes proches, recevaient dans les cheveux une coulée de lueur rose qui se répandait sur la chair des visages, sur les robes et sur les mains remuantes ; et elles regardaient leur ouvrage avec cette attention légère et continue des femmes habituées à ces besognes des doigts, que l’œil suit sans que l’esprit y songe.

Aux quatre coins de l’appartement, quatre autres lampes en porcelaine de Chine, portées sur des colonnes anciennes de bois doré, répandaient sur les tapisseries une lumière douce et régulière, atténuée par des transparents de dentelle jetés sur les globes.

Bertin prit un siège très bas, un fauteuil nain, où il pouvait tout juste s’asseoir, mais qu’il avait toujours préféré pour causer avec la comtesse, en demeurant presque à ses pieds.

Elle lui dit :

« Vous avez fait une longue promenade avec Nané, tantôt, dans le parc.

— Oui. Nous avons bavardé comme de vieux amis. Je l’aime beaucoup, votre fille. Elle vous ressemble tout à fait. Quand elle prononce certaines phrases, on croirait que vous avez oublié votre voix dans sa bouche.

— Mon mari me l’a déjà dit bien souvent. »

Il les regardait travailler, baignées dans la clarté des lampes, et la pensée dont il souffrait souvent, dont il avait encore souffert dans le jour, le souci de son hôtel désert, immobile, silencieux, froid, quel que soit le temps, quel que soit le feu des cheminées et du calorifère, le chagrina comme si, pour la première fois, il comprenait bien son isolement.

Oh ! Comme il aurait décidément voulu être le mari de cette femme, et non son amant ! Jadis il désirait l’enlever, la prendre à cet homme, la lui voler complètement. Aujourd’hui il le jalousait ce mari trompé qui était installé près d’elle pour toujours, dans les habitudes de sa maison et dans le câlinement de son contact. En la regardant, il se sentait le cœur tout rempli de choses anciennes revenues qu’il aurait voulu lui dire. Vraiment il l’aimait bien encore, même un peu plus, beaucoup plus aujourd’hui qu’il n’avait fait depuis longtemps ; et ce besoin de lui exprimer ce rajeunissement dont elle serait si contente, lui faisait désirer qu’on envoyât se coucher la jeune fille, le plus vite possible.