Olivier, au milieu d’un groupe de confrères célèbres, membres de l’Institut et du Jury, échangeait avec eux des opinions. Un malaise l’oppressait, une inquiétude sur son œuvre exposée dont, malgré les félicitations empressées, il ne sentait pas le succès.
Il s’élança. La duchesse de Mortemain apparaissait à la porte d’entrée.
Elle demanda :
« Est-ce que la comtesse n’est pas arrivée ?
— Je ne l’ai pas vue.
— Et M. de Musadieu ?
— Non plus.
— Il m’avait promis d’être à dix heures au haut de l’escalier pour me guider dans les salles.
— Voulez-vous me permettre de le remplacer, duchesse ?
— Non, non. Vos amis ont besoin de vous. Nous vous reverrons tout à l’heure, car je compte que nous déjeunerons ensemble. »
Musadieu accourait. Il avait été retenu quelques minutes à la sculpture et s’excusait, essoufflé déjà. Il disait :
« Par ici, duchesse, par ici, nous commençons à droite. »
Ils venaient de disparaître dans un remous de têtes, quand la comtesse de Guilleroy, tenant par le bras sa fille, entra, cherchant du regard Olivier Bertin.
Il les vit, les rejoignit, et, les saluant :
« Dieu, qu’elles sont jolies ! dit-il. Vrai, Nanette embellit beaucoup. En huit jours, elle a changé. »
Il la regardait de son œil observateur. Il ajouta :
« Les lignes sont plus douces, plus fondues, le teint plus lumineux. Elle est déjà bien moins petite fille et bien plus Parisienne. »
Mais soudain il revint à la grande affaire du jour.
« Commençons à droite, nous allons rejoindre la duchesse. »
La comtesse, au courant de toutes les choses de la peinture et préoccupée comme un exposant, demanda :
« Que dit-on ?
— Beau salon. Le Bonnat remarquable, deux excellents Carolus Duran, un Puvis de Chavannes admirable, un Roll très étonnant, très neuf, un Gervex exquis, et beaucoup d’autres, des Béraud, des Cazin, des Duez, des tas de bonnes choses enfin.
— Et vous, dit-elle.
— On me fait des compliments, mais je ne suis pas content.
— Vous n’êtes jamais content.
— Si, quelquefois. Mais aujourd’hui, vrai, je crois que j’ai raison.
— Pourquoi ?
— Je n’en sais rien.
— Allons voir. »
Quand ils arrivèrent devant le tableau – deux petites paysannes prenant un bain dans un ruisseau – un groupe arrêté l’admirait. Elle en fut joyeuse, et tout bas :
« Mais il est délicieux, c’est un bijou. Vous n’avez rien fait de mieux. »
Il se serrait contre elle, l’aimait, reconnaissant de chaque mot qui calmait une souffrance, pansait une plaie. Et des raisonnements rapides lui couraient dans l’esprit pour le convaincre qu’elle avait raison, qu’elle devait voir juste avec ses yeux intelligents de Parisienne. Il oubliait, pour rassurer ses craintes, que depuis douze ans il lui reprochait justement d’admirer trop les mièvreries, les délicatesses élégantes, les sentiments exprimés, les nuances bâtardes de la mode, et jamais l’art, l’art seul, l’art dégagé des idées, des tendances et des préjugés mondains.
Les entraînant plus loin : « Continuons », dit-il. Et il les promena pendant fort longtemps de salle en salle en leur montrant les toiles, leur expliquant les sujets, heureux entre elles, heureux par elles.
Soudain, la comtesse demanda :
« Quelle heure est-il ?
— Midi et demi.
— Oh ! Allons déjeuner. La duchesse doit nous attendre chez Ledoyen, où elle m’a chargée de vous amener, si nous ne la retrouvions pas dans les salles. »
Le restaurant, au milieu d’un îlot d’arbres et d’arbustes, avait l’air d’une ruche trop pleine et vibrante. Un bourdonnement confus de voix, d’appels, de cliquetis de verres et d’assiettes voltigeait autour, en sortait par toutes les fenêtres et toutes les portes grandes ouvertes. Les tables, pressées, entourées de gens en train de manger, étaient répandues par longues files dans les chemins voisins, à droite et à gauche du passage étroit où les garçons couraient, assourdis, affolés, tenant à bout de bras des plateaux chargés de viandes, de poissons ou de fruits.
Sous la galerie circulaire c’était une telle multitude d’hommes et de femmes qu’on eût dit une pâte vivante. Tout cela riait, appelait, buvait et mangeait, mis en gaieté par les vins et inondé d’une de ces joies qui tombent sur Paris, en certains jours, avec le soleil.
Un garçon fit monter la comtesse, Annette et Bertin dans le salon réservé où les attendait la duchesse.
En y entrant, le peintre aperçut, à côté de sa tante, le marquis de Farandal, empressé et souriant, tendant les bras pour recevoir les ombrelles et les manteaux de la comtesse et de sa fille. Il en ressentit un tel déplaisir, qu’il eut envie, soudain, de dire des choses irritantes et brutales.
La duchesse expliquait la rencontre de son neveu et le départ de Musadieu emmené par le ministre des Beaux-Arts ; et Bertin, à la pensée que ce bellâtre de marquis devait épouser Annette, qu’il était venu pour elle, qu’il la regardait déjà comme destinée à sa couche, s’énervait et se révoltait comme si on eût méconnu et violé ses droits, des droits mystérieux et sacrés.
Dès qu’on fut à table, le marquis, placé à côté de la jeune fille, s’occupa d’elle avec cet air empressé des hommes autorisés à faire leur cour.
Il avait des regards curieux qui semblaient au peintre hardis et investigateurs, des sourires presque tendres et satisfaits, une galanterie familière et officielle. Dans ses manières et ses paroles apparaissait déjà quelque chose de décidé comme l’annonce d’une prochaine prise de possession.
La duchesse et la comtesse semblaient protéger et approuver cette allure de prétendant, et avaient l’une pour l’autre des coups d’œil de complicité.
Aussitôt le déjeuner fini, on retourna à l’Exposition. C’était dans les salles une telle mêlée de foule, qu’il semblait impossible d’y pénétrer. Une chaleur d’humanité, une odeur fade de robes et d’habits vieillis sur le corps faisaient là-dedans une atmosphère écœurante et lourde. On ne regardait plus les tableaux, mais les visages et les toilettes, on cherchait les gens connus ; et parfois une poussée avait lieu dans cette masse épaisse entrouverte un moment pour laisser passer la haute échelle double des vernisseurs qui criaient : « Attention, messieurs ; attention, mesdames. »
Au bout de cinq minutes, la comtesse et Olivier se trouvaient séparés des autres. Il voulait les chercher, mais elle dit, en s’appuyant sur lui :
« Ne sommes-nous pas bien ? Laissons-les donc, puisqu’il est convenu que si nous nous perdons, nous nous retrouverons à quatre heures au buffet.
— C’est vrai », dit-il.
Mais il était absorbé par l’idée que le marquis accompagnait Annette et continuait à marivauder près d’elle avec sa fatuité galante.