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Les trois hautes fenêtres, allant du parquet au plafond, et larges comme des baies, furent ouvertes à deux battants. Un souffle d’air tiède, portant des odeurs d’herbe chaude et des bruits lointains de campagne, entra brusquement par ces trois grands trous, se mêlant à l’air un peu humide de la pièce profonde enfermée dans les murs épais du château.

« Ah ! C’est bon », dit Annette, en respirant à pleine gorge.

Les yeux des deux femmes s’étaient tournés vers le dehors et regardaient au-dessous d’un ciel bleu clair, un peu voilé par cette brume de midi qui miroite sur les terres imprégnées de soleil, la longue pelouse verte du parc, avec ses îlots d’arbres de place en place et ses perspectives ouvertes au loin sur la campagne jaune illuminée jusqu’à l’horizon par la nappe d’or des récoltes mûres.

« Nous ferons une longue promenade après déjeuner, dit la comtesse. Nous pourrons aller à pied jusqu’à Berville, en suivant la rivière, car il ferait trop chaud dans la plaine.

— Oui, maman, et nous prendrons Julio pour faire lever des perdrix.

— Tu sais que ton père le défend.

— Oh, puisque papa est à Paris ! C’est si amusant de voir Julio en arrêt. Tiens, le voici qui taquine les vaches. Dieu, qu’il est drôle ! »

Repoussant sa chaise, elle se leva et courut à une fenêtre d’où elle cria : « Hardi, Julio, hardi ! »

Sur la pelouse, trois lourdes vaches, rassasiées d’herbe, accablées de chaleur, se reposaient couchées sur le flanc, le ventre saillant, repoussé par la pression du sol. Allant de l’une à l’autre avec des aboiements, des gambades folles, une colère gaie, furieuse et feinte, un épagneul de chasse, svelte, blanc et roux, dont les oreilles frisées s’envolaient à chaque bond, s’acharnait à faire lever les trois grosses bêtes qui ne voulaient pas. C’était là, assurément, le jeu favori du chien, qui devait le recommencer chaque fois qu’il apercevait les vaches étendues. Elles, mécontentes, pas effrayées, le regardaient de leurs gros yeux mouillés, en tournant la tête pour le suivre.

Annette, de sa fenêtre, cria :

« Apporte, Julio, apporte. »

Et l’épagneul, excité, s’enhardissait, aboyait plus fort, s’aventurait jusqu’à la croupe, en feignant de vouloir mordre. Elles commençaient à s’inquiéter, et les frissons nerveux de leur peau pour chasser les mouches devenaient plus fréquents et plus longs.

Soudain le chien, emporté par une course qu’il ne put maîtriser à temps, arriva en plein élan si près d’une vache, que, pour ne point se culbuter contre elle, il dut sauter par-dessus. Frôlé par le bond, le pesant animal eut peur, et, levant d’abord la tête, se redressa ensuite avec lenteur sur ses quatre jambes, en reniflant fortement. Le voyant debout, les deux autres aussitôt l’imitèrent ; et Julio se mit à danser autour d’eux une danse de triomphe, tandis qu’Annette le félicitait.

« Bravo, Julio, bravo !

— Allons, dit la comtesse, viens donc déjeuner, mon enfant. »

Mais la jeune fille, posant une main en abat-jour sur ses yeux, annonça :

« Tiens ! Le porteur du télégraphe. »

Dans le sentier invisible, perdu au milieu des blés et des avoines, une blouse bleue semblait glisser à la surface des épis, et s’en venait vers le château, au pas cadencé de l’homme.

« Mon Dieu ! murmura la comtesse, pourvu que ce ne soit pas une mauvaise nouvelle ! »

Elle frissonnait encore de cette terreur que laisse si longtemps en nous la mort d’un être aimé trouvée dans une dépêche. Elle ne pouvait maintenant déchirer la bande collée pour ouvrir le petit papier bleu, sans sentir trembler ses doigts et s’émouvoir son âme, et croire que de ces plis si longs à défaire allait sortir un chagrin qui ferait de nouveau couler ses larmes.

Annette, au contraire, pleine de curiosité jeune, aimait tout l’inconnu qui vient à nous. Son cœur, que la vie venait pour la première fois de meurtrir, ne pouvait attendre que des joies de la sacoche noire et redoutable attachée au flanc des piétons de la poste, qui sèment tant d’émotions par les rues des villes et les chemins des champs.

La comtesse ne mangeait plus, suivant en son esprit cet homme qui venait vers elle, porteur de quelques mots écrits, de quelques mots dont elle serait peut-être blessée comme d’un coup de couteau à la gorge. L’angoisse de savoir la rendait haletante, et elle cherchait à deviner quelle était cette nouvelle si pressée. À quel sujet ? De qui ? La pensée d’Olivier la traversa. Serait-il malade ? Mort peut-être aussi ?

Les dix minutes qu’il fallut attendre lui parurent interminables ; puis quand elle eut déchiré la dépêche et reconnu le nom de son mari, elle lut : « Je t’annonce que notre ami Bertin part pour Roncières par le train d’une heure. Envoie phaéton gare. Tendresses. »

« Eh bien, maman ? disait Annette.

— C’est M. Olivier Bertin qui vient nous voir.

— Ah ! Quelle chance ! Et quand ?

— Tantôt.

— À quatre heures ?

— Oui.

— Oh ! Qu’il est gentil ! »

Mais la comtesse avait pâli, car un souci nouveau depuis quelque temps grandissait en elle, et la brusque arrivée du peintre lui semblait une menace aussi pénible que tout ce qu’elle avait pu prévoir.

« Tu iras le chercher avec la voiture, dit-elle à sa fille.

— Et toi, maman, tu ne viendras pas !

— Non, je vous attendrai ici.

— Pourquoi ? Ça lui fera de la peine.

— Je ne me sens pas très bien.

— Tu voulais aller à pied jusqu’à Berville, tout à l’heure.

— Oui, mais le déjeuner m’a fait mal.

— D’ici là, tu iras mieux.

— Non, je vais même monter dans ma chambre. Fais-moi prévenir dès que vous serez arrivés.

— Oui, maman. »

Puis, après avoir donné des ordres pour qu’on attelât le phaéton à l’heure voulue et qu’on préparât l’appartement, la comtesse rentra chez elle et s’enferma.

Sa vie, jusqu’alors, s’était écoulée presque sans souffrance, accidentée seulement par l’affection d’Olivier, et agitée par le souci de la conserver. Elle y avait réussi, toujours victorieuse dans cette lutte. Son cœur, bercé par les succès et la louange, devenu un cœur exigeant de belle mondaine à qui sont dues toutes les douceurs de la terre, après avoir consenti à un mariage brillant, où l’inclination n’entrait pour rien, après avoir ensuite accepté l’amour comme le complément d’une existence heureuse, après avoir pris son parti d’une liaison coupable, beaucoup par entraînement, un peu par religion pour le sentiment lui-même, par compensation au train-train vulgaire de l’existence, s’était cantonné, barricadé dans ce bonheur que le hasard lui avait fait, sans autre désir que de le défendre contre les surprises de chaque jour. Elle avait donc accepté avec une bienveillance de jolie femme les événements agréables qui se présentaient, et, peu aventureuse, peu harcelée par des besoins nouveaux et des démangeaisons d’inconnu, mais tendre, tenace et prévoyante, contente du présent, inquiète, par nature, du lendemain, elle avait su jouir des éléments que lui fournissait le Destin avec une prudence économe et sagace.