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Elle était montée dans sa chambre et songeait. Des souffles de chaleur remuaient de temps en temps les rideaux. Le chant des cricris emplissait l’air. Jamais encore elle ne s’était sentie si triste. Ce n’était plus la grande douleur écrasante qui avait broyé son cœur, qui l’avait déchirée, anéantie, devant le corps sans âme de la vieille maman bien-aimée. Cette douleur qu’elle avait crue inguérissable s’était, en quelques jours, atténuée jusqu’à n’être qu’une souffrance du souvenir ; mais elle se sentait emportée maintenant, noyée dans un flot profond de mélancolie où elle était entrée tout doucement, et dont elle ne sortirait plus.

Elle avait envie de pleurer, une envie irrésistible – et ne voulait pas. Chaque fois qu’elle sentait ses paupières humides, elle les essuyait vivement, se levait, marchait, regardait le parc, et, sur les grands arbres des futaies, les corbeaux promenant dans le ciel bleu leur vol noir et lent.

Puis elle passait devant sa glace, se jugeait d’un coup d’œil, effaçait la trace d’une larme en effleurant le coin de l’œil avec la houppe de poudre de riz, et elle regardait l’heure en cherchant à deviner à quel point de la route il pouvait bien être arrivé.

Comme toutes les femmes qu’emporte une détresse d’âme irraisonnée ou réelle, elle se rattachait à lui avec une tendresse éperdue. N’était-il pas tout pour elle, tout, tout, plus que la vie, tout ce que devient un être quand on l’aime uniquement et qu’on se sent vieillir !

Soudain elle entendit au loin le claquement d’un fouet, courut à la fenêtre et vit le phaéton qui faisait le tour de la pelouse au grand trot des deux chevaux. Assis à côté d’Annette, dans le fond de la voiture, Olivier agita son mouchoir en apercevant la comtesse, et elle répondit à ce signe par des bonjours jetés des deux mains. Puis elle descendit, le cœur battant, mais heureuse à présent, toute vibrante de la joie de le sentir si près, de lui parler et de le voir.

Ils se rencontrèrent dans l’antichambre, devant la porte du salon.

Il ouvrit les bras vers elle avec un irrésistible élan, et d’une voix que chauffait une émotion vraie :

« Ah ! Ma pauvre comtesse, permettez que je vous embrasse ! »

Elle ferma les yeux, se pencha, se pressa contre lui en tendant ses joues, et pendant qu’il appuyait ses lèvres, elle murmura dans son oreille : « Je t’aime. »

Puis Olivier, sans lâcher ses mains qu’il serrait, la regarda, disant :

« Voyons cette triste figure ? »

Elle se sentait défaillir. Il reprit :

« Oui, un peu pâlotte ; mais ça n’est rien. »

Pour le remercier, elle balbutia :

« Ah ! Cher ami, cher ami ! » ne trouvant pas autre chose à dire.

Mais il s’était retourné, cherchant derrière lui Annette, disparue, et brusquement :

« Est-ce étrange, hein, de voir votre fille en deuil ?

— Pourquoi ? » demanda la comtesse.

Il s’écria, avec une animation extraordinaire :

« Comment, pourquoi ? Mais c’est votre portrait peint par moi, c’est mon portrait ! C’est vous, telle que je vous ai rencontrée autrefois en entrant chez la duchesse ! Hein, vous rappelez-vous cette porte où vous avez passé sous mon regard, comme une frégate passe sous le canon d’un fort. Sacristi ! Quand j’ai aperçu à la gare, tout à l’heure, la petite debout sur le quai, tout en noir, avec le soleil de ses cheveux autour du visage, mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai cru que j’allais pleurer. Je vous dis que c’est à devenir fou quand on vous a connue comme moi, qui vous ai regardée mieux que personne et aimée plus que personne, et reproduite en peinture, Madame. Ah ! Par exemple, j’ai bien pensé que vous me l’aviez envoyée toute seule au chemin de fer pour me donner cet étonnement. Dieu de Dieu, que j’ai été surpris ! Je vous dis que c’est à devenir fou ! »

Il cria :

« Annette, Nané. »

La voix de la jeune fille répondit du dehors, car elle donnait du sucre aux chevaux.

« Voilà, voilà !

— Viens donc ici. »

Elle accourut.

« Tiens, mets-toi tout près de ta mère. »

Elle s’y plaça, et il les compara ; mais il répétait machinalement, sans conviction : « Oui, c’est étonnant, c’est étonnant », car elles se ressemblaient moins côte à côte qu’avant de quitter Paris, la jeune fille ayant pris en cette toilette noire une expression nouvelle de jeunesse lumineuse, tandis que la mère n’avait plus depuis longtemps cette flambée des cheveux et du teint dont elle avait jadis ébloui et grisé le peintre en le rencontrant pour la première fois.

Puis la comtesse et lui entrèrent au salon. Il semblait radieux.

« Ah ! La bonne idée que j’ai eue de venir ! » disait-il. Il se reprit : « Non, c’est votre mari qui l’a eue pour moi. Il m’a chargé de vous ramener. Et moi, savez-vous ce que je vous propose ?-Non, n’est-ce pas ?-Eh bien, je vous propose au contraire de rester ici. Par ces chaleurs, Paris est odieux, tandis que la campagne est délicieuse. Dieu ! Qu’il fait bon ! »

La tombée du soir imprégnait le parc de fraîcheur, faisait frissonner les arbres et s’exhaler de la terre des vapeurs imperceptibles qui jetaient sur l’horizon un léger voile transparent. Les trois vaches, debout et la tête basse, broutaient avec avidité, et quatre paons, avec un fort bruit d’ailes, montaient se percher dans un cèdre où ils avaient coutume de dormir, sous les fenêtres du château. Des chiens aboyaient au loin par la campagne, et dans l’air tranquille de cette fin de jour passaient des appels de voix humaines, des phrases jetées à travers les champs, d’une pièce de terre à l’autre, et ces cris courts et gutturaux avec lesquels on conduit les bêtes.

Le peintre, nu-tête, les yeux brillants, respirait à pleine gorge ; et comme la comtesse le regardait :

« Voilà le bonheur », dit-il.

Elle se rapprocha de lui.

« Il ne dure jamais.

— Prenons-le quand il vient. »

Elle, alors, avec un sourire :

« Jusqu’ici vous n’aimiez pas la campagne.

— Je l’aime aujourd’hui, parce que je vous y trouve. Je ne saurais plus vivre en un endroit où vous n’êtes pas. Quand on est jeune, on peut être amoureux de loin, par lettres, par pensées, par exaltation pure, peut-être parce qu’on sent la vie devant soi, peut-être aussi parce qu’on a plus de passion que de besoins du cœur ; à mon âge, au contraire, l’amour est devenu une habitude d’infirme, c’est un pansement de l’âme, qui ne battant plus que d’une aile s’envole moins dans l’idéal. Le cœur n’a plus d’extase, mais des exigences égoïstes. Et puis, je sens très bien que je n’ai pas de temps à perdre pour jouir de mon reste.

— Oh ! vieux ! » dit-elle en lui prenant la main.

Il répétait :

« Mais oui, mais oui. Je suis vieux. Tout le montre, mes cheveux, mon caractère qui change, la tristesse qui vient. Sacristi, voilà une chose que je n’ai pas connue jusqu’ici : la tristesse ! Si on m’eût dit, quand j’avais trente ans, qu’un jour je deviendrais triste sans raison, inquiet, mécontent de tout, je ne l’aurais pas cru. Cela prouve que mon cœur aussi a vieilli. »

Elle répondit avec une certitude profonde :

« Oh ! Moi, j’ai le cœur tout jeune. Il n’a pas changé. Si, il a rajeuni peut-être. Il a eu vingt ans, il n’en a plus que seize. »