Выбрать главу

Ils restèrent longtemps à causer ainsi dans la fenêtre ouverte, mêlés à l’âme du soir, tout près l’un de l’autre, plus près qu’ils n’avaient jamais été, en cette heure de tendresse, crépusculaire comme l’heure du jour.

Un domestique entra, annonçant :

« Madame la comtesse est servie. »

Elle demanda :

« Vous avez prévenu ma fille ?

— Mademoiselle est dans la salle à manger. »

Ils s’assirent à table, tous les trois. Les volets étaient clos, et deux grands candélabres de six bougies, éclairant le visage d’Annette, lui faisaient une tête poudrée d’or. Bertin, souriant, ne cessait de la regarder.

« Dieu ! Qu’elle est jolie en noir ! » disait-il.

Et il se tournait vers la comtesse en admirant la fille, comme pour remercier la mère de lui avoir donné ce plaisir.

Lorsqu’ils furent revenus dans le salon, la lune s’était levée sur les arbres du parc. Leur masse sombre avait l’air d’une grande île, et la campagne au-delà semblait une mer cachée sous la petite brume qui flottait au ras des plaines.

« Oh ! Maman, allons nous promener », dit Annette.

La comtesse y consentit.

« Je prends Julio.

— Oui, si tu veux. »

Ils sortirent. La jeune fille marchait devant en s’amusant avec le chien. Lorsqu’ils longèrent la pelouse, ils entendirent le souffle des vaches qui, réveillées et sentant leur ennemi, levaient la tête pour regarder. Sous les arbres, plus loin, la lune effilait entre les branches une pluie de rayons fins qui glissaient jusqu’à terre en mouillant les feuilles et se répandaient sur le chemin par petites flaques de clarté jaune. Annette et Julio couraient, semblaient avoir sous cette nuit sereine le même cœur joyeux et vide, dont l’ivresse partait en gambades.

Dans les clairières où l’onde lunaire descendait ainsi qu’en des puits, la jeune fille passait comme une apparition, et le peintre la rappelait, émerveillé de cette vision noire, dont le clair visage brillait. Puis, quand elle était repartie, il prenait et serrait la main de la comtesse, et souvent cherchait ses lèvres en traversant des ombres plus épaisses, comme si, chaque fois, la vue d’Annette avait ravivé l’impatience de son cœur.

Ils gagnèrent enfin le bord de la plaine, où l’on devinait à peine au loin, de place en place, les bouquets d’arbres des fermes. À travers la buée de lait qui baignait les champs, l’horizon s’illimitait, et le silence léger, le silence vivant de ce grand espace lumineux et tiède était plein de l’inexprimable espoir, de l’indéfinissable attente qui rendent si douces les nuits d’été. Très hauts dans le ciel, quelques petits nuages longs et minces semblaient faits d’écailles d’argent. En demeurant quelques secondes immobile, on entendait dans cette paix nocturne un confus et continu murmure de vie, mille bruits frêles dont l’harmonie ressemblait d’abord à du silence.

Une caille, dans un pré voisin, jetait son double cri, et Julio, les oreilles dressées, s’en alla à pas furtifs vers les deux notes de flûte de l’oiseau. Annette le suivit, aussi légère que lui, retenant son souffle et se baissant.

« Ah ! dit la comtesse restée seule avec le peintre, pourquoi les moments comme celui-ci passent-ils si vite ? On ne peut rien tenir, on ne peut rien garder. On n’a même pas le temps de goûter ce qui est bon. C’est déjà fini. »

Olivier lui baisa la main et reprit en souriant :

« Oh ! Ce soir, je ne fais point de philosophie. Je suis tout à l’heure présente. »

Elle murmura :

« Vous ne m’aimez pas comme je vous aime !

— Ah ! Par exemple !… »

Elle l’interrompit :

« Non, vous aimez en moi, comme vous le disiez fort bien avant dîner, une femme qui satisfait les besoins de votre cœur, une femme qui ne vous a jamais fait une peine et qui a mis un peu de bonheur dans votre vie. Cela, je le sais, je le sens. Oui, j’ai la conscience, j’ai la joie ardente de vous avoir été bonne, utile et secourable. Vous avez aimé, vous aimez encore tout ce que vous trouvez en moi d’agréable, mes attentions pour vous, mon admiration, mon souci de vous plaire, ma passion, le don complet que je vous ai fait de mon être intime. Mais ce n’est pas moi que vous aimez, comprenez-vous ! Oh, cela je le sens comme on sent un courant d’air froid. Vous aimez en moi mille choses, ma beauté, qui s’en va, mon dévouement, l’esprit qu’on me trouve, l’opinion qu’on a de moi dans le monde, celle que j’ai de vous dans mon cœur ; mais ce n’est pas moi, moi, rien que moi, comprenez-vous ? »

Il eut un petit rire amical :

« Non, je ne comprends pas trop bien. Vous me faites une scène de reproches très inattendue. »

Elle s’écria :

« Oh, mon Dieu ! Je voudrais vous faire comprendre comment je vous aime, moi ! Voyons, je cherche, je ne trouve pas. Quand je pense à vous, et j’y pense toujours, je sens jusqu’au fond de ma chair et de mon âme une ivresse indicible de vous appartenir, et un besoin irrésistible de vous donner davantage de moi. Je voudrais me sacrifier d’une façon absolue, car il n’y a rien de meilleur, quand on aime, que de donner, de donner toujours, tout, tout, sa vie, sa pensée, son corps, tout ce qu’on a, et de bien sentir qu’on donne et d’être prête à tout risquer pour donner plus encore. Je vous aime, jusqu’à aimer souffrir pour vous, jusqu’à aimer mes inquiétudes, mes tourments, mes jalousies, la peine que j’ai quand je ne vous sens plus tendre pour moi. J’aime en vous quelqu’un que seule j’ai découvert, un vous qui n’est pas celui du monde, celui qu’on admire, celui qu’on connaît, un vous qui est le mien, qui ne peut plus changer, qui ne peut pas vieillir, que je ne peux pas ne plus aimer, car j’ai, pour le regarder, des yeux qui ne voient plus que lui. Mais on ne peut pas dire ces choses. Il n’y a pas de mots pour les exprimer. »

Il répéta tout bas, plusieurs fois de suite :

« Chère, chère, chère Any. »

Julio revenait en bondissant, sans avoir trouvé la caille qui s’était tue à son approche, et Annette le suivait toujours, essoufflée d’avoir couru.

« Je n’en puis plus, dit-elle. Je me cramponne à vous, Monsieur le peintre ! »

Elle s’appuya sur le bras libre d’Olivier et ils rentrèrent, marchant ainsi, lui entre elles, sous les arbres noirs. Ils ne parlaient plus. Il avançait, possédé par elles, pénétré par une sorte de fluide féminin dont leur contact l’inondait. Il ne cherchait pas à les voir, puisqu’il les avait contre lui, et même il fermait les yeux pour mieux les sentir. Elles le guidaient, le conduisaient, et il allait devant lui, épris d’elles, de celle de gauche comme de celle de droite, sans savoir laquelle était à gauche, laquelle était à droite, laquelle était la mère, laquelle était la fille. Il s’abandonnait volontairement avec une sensualité inconsciente et raffinée au trouble de cette sensation. Il cherchait même à les mêler dans son cœur, à ne plus les distinguer dans sa pensée, et il berçait son désir au charme de cette confusion. N’était-ce pas une seule femme que cette mère et cette fille si pareilles ? Et la fille ne semblait-elle pas venue sur la terre uniquement pour rajeunir son amour ancien pour la mère ?

Quand il rouvrit les yeux en pénétrant dans le château, il lui sembla qu’il venait de passer les plus délicieuses minutes de sa vie, de subir la plus étrange, la plus inanalysable et la plus complète émotion que pût goûter un homme, grisé d’une même tendresse par la séduction émanée de deux femmes.