Quand la cloche, au loin, sonna le premier coup du déjeuner, il lui sembla qu’on la délivrait, qu’on lui ôtait un poids du cœur. Mais, comme elle revenait, appuyée à son bras, il lui dit :
« Je viens de m’amuser comme un gamin. C’est rudement bon d’être, ou de se croire jeune. Ah oui ! Ah oui ! Il n’y a que ça ! Quand on n’aime plus courir, on est fini ! »
En sortant de table, la comtesse qui, pour la première fois, la veille, n’avait pas été au cimetière, proposa d’y aller ensemble, et ils partirent tous les trois pour le village.
Il fallait traverser le bois où coulait un ruisseau qu’on nommait la Rainette, sans doute à cause des petites grenouilles dont il était peuplé, puis franchir un bout de plaine avant d’arriver à l’église bâtie dans un groupe de maisons abritant l’épicier, le boulanger, le boucher, le marchand de vin et quelques autres modestes commerçants chez qui venaient s’approvisionner les paysans.
L’aller fut silencieux et recueilli, la pensée de la morte oppressant les âmes. Sur la tombe, les deux femmes s’agenouillèrent et prièrent longtemps. La comtesse courbée, demeurait immobile, un mouchoir dans les yeux, car elle avait peur de pleurer, et que les larmes coulassent sur ses joues. Elle priait, non pas comme elle avait fait jusqu’à ce jour, par une espèce d’évocation de sa mère, par un appel désespéré sous le marbre de la tombe, jusqu’à ce qu’elle crût sentir à son émotion devenue déchirante que la morte l’entendait, l’écoutait, mais simplement en balbutiant avec ardeur les paroles consacrées du Pater noster et de l’Ave Maria. Elle n’aurait pas eu, ce jour-là, la force et la tension d’esprit qu’il lui fallait pour cette sorte de cruel entretien sans réponse avec ce qui pouvait demeurer de l’être disparu autour du trou qui cachait les restes de son corps. D’autres obsessions avaient pénétré dans son cœur de femme, l’avaient remuée, meurtrie, distraite ; et sa prière fervente montait vers le ciel pleine d’obscures supplications. Elle implorait Dieu, l’inexorable Dieu qui a jeté sur la terre toutes les pauvres créatures, afin qu’il eût pitié d’elle-même autant que de celle rappelée à lui.
Elle n’aurait pu dire ce qu’elle lui demandait, tant ses appréhensions étaient encore cachées et confuses, mais elle sentit qu’elle avait besoin de l’aide divine, d’un secours surnaturel contre des dangers prochains et d’inévitables douleurs.
Annette, les yeux fermés, après avoir aussi balbutié des formules, était partie en une rêverie, car elle ne voulait pas se relever avant sa mère.
Olivier Bertin les regardait, songeant qu’il avait devant lui un ravissant tableau et regrettant un peu qu’il ne lui fût pas permis de faire un croquis.
En revenant, ils se mirent à parler de l’existence humaine, remuant doucement ces idées amères et poétiques d’une philosophie attendrie et découragée, qui sont un fréquent sujet de causerie entre les hommes et les femmes que la vie blesse un peu et dont les cœurs se mêlent en confondant leurs peines.
Annette, qui n’était point mûre pour ces pensées, s’éloignait à chaque instant afin de cueillir des fleurs champêtres au bord du chemin.
Mais Olivier, pris d’un désir de la garder près de lui, énervé de la voir sans cesse repartir, ne la quittait point de l’œil. Il s’irritait qu’elle s’intéressât aux couleurs des plantes plus qu’aux phrases qu’il prononçait. Il éprouvait un malaise inexprimable de ne pas la captiver, la dominer comme sa mère, et une envie d’étendre la main, de la saisir, de la retenir, de lui défendre de s’en aller. Il la sentait trop alerte, trop jeune, trop indifférente, trop libre, libre comme un oiseau, comme un jeune chien qui n’aboie pas, qui ne revient point, qui a dans les veines l’indépendance, ce joli instinct de liberté que la voix et le fouet n’ont pas encore vaincu.
Pour l’attirer, il parla de choses plus gaies, et parfois il l’interrogeait, cherchait à éveiller un désir d’écouter et sa curiosité de femme ; mais on eût dit que le vent capricieux du grand ciel soufflait dans la tête d’Annette ce jour-là, comme sur les épis ondoyants, emportait et dispersait son attention dans l’espace, car elle avait à peine répondu le mot banal attendu d’elle, jeté entre deux fuites avec un regard distrait, qu’elle retournait à ses fleurettes. Il s’exaspérait à la fin, mordu par une impatience puérile, et, comme elle venait prier sa mère de porter son premier bouquet pour qu’elle en pût cueillir un autre, il l’attrapa par le coude et lui serra le bras afin qu’elle ne s’échappât plus. Elle se débattait en riant et tirait de toute sa force pour s’en aller, alors, mû par un instinct d’homme, il employa le moyen des faibles, et ne pouvant séduire son attention, il l’acheta en tentant sa coquetterie.
« Dis-moi, dit-il, quelle fleur tu préfères, je t’en ferai faire une broche. »
Elle hésita, surprise.
« Une broche, comment ?
— En pierres de la même couleur : en rubis si c’est le coquelicot ; en saphir si c’est le bluet, avec une petite feuille en émeraudes. »
La figure d’Annette s’éclaira de cette joie affectueuse dont les promesses et les cadeaux animent les traits des femmes.
« Le bluet, dit-elle, c’est si gentil !
— Va pour un bluet. Nous irons le commander dès que nous serons de retour à Paris. »
Elle ne partait plus, attachée à lui par la pensée du bijou qu’elle essayait déjà d’apercevoir, d’imaginer. Elle demanda :
« Est-ce très long à faire, une chose comme ça ? »
Il riait, la sentant prise.
« Je ne sais pas, cela dépend des difficultés. Nous presserons le bijoutier. »
Elle fut soudain traversée par une réflexion navrante.
« Mais je ne pourrai pas le porter, puisque je suis en grand deuil. »
Il avait passé son bras sous celui de la jeune fille, et la serrant contre lui :
« Eh bien, tu garderas ta broche pour la fin de ton deuil, cela ne t’empêchera pas de la contempler. »
Comme la veille au soir, il était entre elles, tenu, serré, captif entre leurs épaules, et pour voir se lever sur lui leurs yeux bleus pareils, pointillés de grains noirs, il leur parlait à tour de rôle, en tournant la tête vers l’une et vers l’autre. Le grand soleil les éclairant, il confondait moins à présent la comtesse avec Annette, mais il confondait de plus en plus la fille avec le souvenir renaissant de ce qu’avait été la mère. Il avait envie de les embrasser l’une et l’autre, l’une pour retrouver sur sa joue et sur sa nuque un peu de cette fraîcheur rose et blonde qu’il avait savourée jadis, et qu’il revoyait aujourd’hui miraculeusement reparue, l’autre parce qu’il l’aimait toujours et qu’il sentait venir d’elle l’appel puissant d’une habitude ancienne. Il constatait même, à cette heure, et comprenait que son désir un peu lassé depuis longtemps et que son affection pour elle s’étaient ranimés à la vue de sa jeunesse ressuscitée.
Annette repartit chercher des fleurs. Olivier ne la rappelait plus, comme si le contact de son bras et la satisfaction de la joie donnée par lui l’eussent apaisé, mais il la suivait en tous ses mouvements, avec le plaisir qu’on éprouve à voir les êtres ou les choses qui captivent nos yeux et les grisent. Quand elle revenait, apportant une gerbe, il respirait plus fortement, cherchant, sans y songer, quelque chose d’elle, un peu de son haleine ou de la chaleur de sa peau dans l’air remué par sa course. Il la regardait avec ravissement, comme on regarde une aurore, comme on écoute de la musique avec des tressaillements d’aise quand elle se baissait, se redressait, levait les deux bras en même temps pour remettre en place sa coiffure. Et puis, de plus en plus, d’heure en heure, elle activait en lui l’évocation de l’autrefois ! Elle avait des rires, des gentillesses, des mouvements qui lui mettaient sur la bouche le goût des baisers donnés et rendus jadis, elle faisait du passé lointain, dont il avait perdu la sensation précise, quelque chose de pareil à un présent rêvé ; elle brouillait les époques, les dates, les âges de son cœur, et rallumant des émotions refroidies, mêlait, sans qu’il s’en doutât, hier avec demain, le souvenir avec l’espérance.