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Puis, soudain, le besoin de partir entra en elle, irrésistible, de partir tout de suite, par le premier train, de quitter ce pays clair où l’on voyait trop, dans le grand jour des champs, les ineffaçables fatigues du chagrin et de la vie. À Paris, on vit dans la demi-ombre des appartements, où les rideaux lourds, même en plein midi, ne laissent entrer qu’une lumière douce. Elle y redeviendrait elle-même, belle, avec la pâleur qu’il faut dans cette lueur éteinte et discrète. Alors le visage d’Annette lui passa devant les yeux, rouge, un peu dépeigné, si frais, quand elle jouait au lawn-tennis. Elle comprit l’inquiétude inconnue dont avait souffert son âme. Elle n’était point jalouse de la beauté de sa fille ! Non, certes, mais elle sentait, elle s’avouait pour la première fois qu’il ne fallait plus jamais se montrer près d’elle, en plein soleil.

Elle sonna, et, avant de boire son thé, elle donna des ordres pour le départ, écrivit des dépêches, commanda même par le télégraphe son dîner du soir, arrêta ses comptes de campagne, distribua ses instructions dernières, régla tout en moins d’une heure, en proie à une impatience fébrile et grandissante.

Quand elle descendit, Annette et Olivier, prévenus de cette décision, l’interrogèrent avec surprise. Puis, voyant qu’elle ne donnait, pour ce brusque départ, aucune raison précise, ils grognèrent un peu et montrèrent leur mécontentement jusqu’à l’instant de se séparer dans la cour de la gare, à Paris.

La comtesse, tendant la main au peintre, lui demanda :

« Voulez-vous venir dîner demain ? »

Il répondit, un peu boudeur :

« Certainement, je viendrai. C’est égal, ce n’est pas gentil, ce que vous avez fait. Nous étions si bien, là-bas, tous les trois ! »

III

Dès que la comtesse fut seule avec sa fille dans son coupé qui la ramenait à l’hôtel, elle se sentit soudain tranquille, apaisée comme si elle venait de traverser une crise redoutable. Elle respirait mieux, souriait aux maisons, reconnaissait avec joie toute cette ville, dont les vrais Parisiens semblent porter les détails familiers dans leurs yeux et dans leur cœur. Chaque boutique aperçue lui faisait prévoir les suivantes alignées le long du boulevard, et deviner la figure du marchand si souvent entrevue derrière sa vitrine. Elle se sentait sauvée ! De quoi ? Rassurée ! Pourquoi ? Confiante ! À quel sujet ?

Quand la voiture fut arrêtée sous la voûte de la porte cochère, elle descendit légèrement et entra, comme on fuit, dans l’ombre de l’escalier, puis dans l’ombre de son salon, puis dans l’ombre de sa chambre. Alors elle demeura debout quelques moments, contente d’être là, en sécurité, dans ce jour brumeux et vague de Paris, qui éclaire à peine, laisse deviner autant que voir, où l’on peut montrer ce qui plaît et cacher ce qu’on veut ; et le souvenir irraisonné de l’éclatante lumière qui baignait la campagne demeurait encore en elle comme l’impression d’une souffrance finie.

Quand elle descendit pour dîner, son mari, qui venait de rentrer, l’embrassa avec affection, et souriant :

« Ah-ah ! Je savais bien, moi, que l’ami Bertin vous ramènerait. Je n’ai pas été maladroit en vous l’envoyant. »

Annette répondit gravement, de cette voix particulière qu’elle prenait quand elle plaisantait sans rire :

« Oh ! Il a eu beaucoup de mal. Maman ne pouvait pas se décider. »

Et la comtesse ne dit rien, un peu confuse.

La porte étant interdite, personne ne vint ce soir-là.

Le lendemain, Mme de Guilleroy passa toute sa journée dans les magasins de deuil pour choisir et commander tout ce dont elle avait besoin. Elle aimait depuis sa jeunesse, presque depuis son enfance, ces longues séances d’essayage devant les glaces des grandes faiseuses. Dès l’entrée dans la maison, elle se sentait réjouie à la pensée de tous les détails de cette minutieuse répétition, dans ces coulisses de la vie parisienne. Elle adorait le bruit des robes des « demoiselles » accourues à son entrée, leurs sourires, leurs offres, leurs interrogations ; et Madame la couturière, la modiste ou la corsetière, était pour elle une personne de valeur, qu’elle traitait en artiste lorsqu’elle exprimait son opinion pour demander un conseil. Elle adorait encore plus se sentir maniée par les mains habiles des jeunes filles qui la dévêtaient et la rhabillaient en la faisant pivoter doucement devant son reflet gracieux. Le frisson que leurs doigts légers promenaient sur sa peau, sur son cou, ou dans ses cheveux était une des meilleures et des plus douces petites gourmandises de sa vie de femme élégante.

Ce jour-là, cependant, c’était avec une certaine angoisse qu’elle allait passer, sans voile et nu-tête, devant tous ces miroirs sincères. Sa première visite chez la modiste la rassura. Les trois chapeaux qu’elle choisit lui allaient à ravir, elle n’en pouvait douter, et quand la marchande lui eut dit avec conviction : « Oh ! Madame la Comtesse, les blondes ne devraient jamais quitter le deuil », elle s’en alla toute contente et entra, pleine de confiance, chez les autres fournisseurs.

Puis elle trouva chez elle un billet de la duchesse venue pour la voir et annonçant qu’elle reviendrait dans la soirée ; puis elle écrivit des lettres ; puis elle rêvassa quelque temps, surprise que ce simple changement de lieu eût reculé dans un passé qui semblait déjà lointain le grand malheur qui l’avait déchirée. Elle ne pouvait même se convaincre que son retour de Roncières datât seulement de la veille, tant l’état de son âme était modifié depuis sa rentrée à Paris, comme si ce petit déplacement eût cicatrisé ses plaies.

Bertin, arrivé à l’heure du dîner, s’écria en l’apercevant :

« Vous êtes éblouissante, ce soir ! »

Et ce cri répandit en elle une onde tiède de bonheur.

Comme on quittait la table, le comte, qui avait une passion pour le billard, offrit à Bertin de faire une partie ensemble, et les deux femmes les accompagnèrent dans la salle de billard, où le café fut servi.

Les hommes jouaient encore quand la duchesse fut annoncée, et tous rentrèrent au salon. Mme de Corbelle et son mari se présentèrent en même temps, la voix pleine de larmes. Pendant quelques minutes, il sembla, au ton dolent des paroles, que tout le monde allait pleurer ; mais, peu à peu, après les attendrissements et les interrogations, un autre courant d’idées passa ; les timbres, tout à coup, s’éclaircirent, et on se mit à causer naturellement, comme si l’ombre du malheur qui assombrissait, à l’instant même, tout ce monde, se fût soudain dissipée.

Alors Bertin se leva, prit Annette par la main, l’amena sous le portrait de sa mère, dans le jet de feu du réflecteur, et demanda :

« Est-ce pas stupéfiant ? »

La duchesse fut tellement surprise, qu’elle semblait hors d’elle, et répétait :

« Dieu ! Est-ce possible ! Dieu ! Est-ce possible ! C’est une ressuscitée ! Dire que je n’avais pas vu ça en entrant ! Oh ! Ma petite Any, comme je vous retrouve, moi qui vous ai si bien connue alors, dans votre premier deuil de femme, non, dans le second, car vous aviez déjà perdu votre père ! Oh ! Cette Annette, en noir comme ça, mais c’est sa mère revenue sur la terre. Quel miracle ! Sans ce portrait on ne s’en serait pas aperçu ! Votre fille vous ressemble encore beaucoup, en réalité, mais elle ressemble bien plus à cette toile ! »