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Quand Faust chanta :

« Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage, »

Il y eut dans les notes envolées de sa bouche un tel accent d’adoration, de transport et de supplication que, vraiment, le désir d’aimer souleva un instant tous les cœurs.

Olivier se rappela qu’il l’avait murmurée lui-même, cette phrase, dans le parc de Roncières, sous les fenêtres du château. Jusqu’alors, il l’avait jugée un peu banale, et maintenant elle lui venait à la bouche comme un dernier cri de passion, une dernière prière, le dernier espoir et la dernière faveur qu’il pût attendre en cette vie.

Puis il n’écouta plus rien, il n’entendit plus rien. Une crise de jalousie suraiguë le déchira, car il venait de voir Annette porter son mouchoir à ses yeux.

Elle pleurait ! Donc son cœur s’éveillait, s’animait, s’agitait, son petit cœur de femme qui ne savait rien encore. Là, tout près de lui, sans qu’elle songeât à lui, elle avait la révélation de la façon dont l’amour peut bouleverser l’être humain, et cette révélation, cette initiation lui étaient venues de ce misérable cabotin chantant.

Ah ! Il n’en voulait plus guère au marquis de Farandal, à ce sot qui ne voyait rien, qui ne savait pas, qui ne comprenait pas ! Mais comme il exécrait l’homme au maillot collant qui illuminait cette âme de jeune fille !

Il avait envie de se jeter sur elle comme on se jette sur quelqu’un que va écraser un cheval emporté, de la saisir par le bras, de l’emmener, de l’entraîner, de lui dire : « Allons-nous-en ! Allons-nous-en, je vous en supplie ! »

Comme elle écoutait, comme elle palpitait ! Et comme il souffrait, lui ! Il avait déjà souffert ainsi, mais moins cruellement ! Il se le rappela, car toutes les douleurs jalouses renaissent ainsi que des blessures rouvertes. C’était d’abord à Roncières, en revenant du cimetière, quand il sentit pour la première fois qu’elle lui échappait, qu’il ne pouvait rien sur elle, sur cette fillette indépendante comme un jeune animal. Mais là-bas, quand elle l’irritait en le quittant pour cueillir des fleurs, il éprouvait surtout l’envie brutale d’arrêter ses élans, de retenir son corps près de lui ; aujourd’hui, c’était son âme elle-même qui fuyait, insaisissable. Ah ! Cette irritation rongeuse qu’il venait de reconnaître, il l’avait éprouvée bien souvent encore par toutes les petites meurtrissures inavouables qui semblent faire des bleus incessants aux cœurs amoureux. Il se rappelait toutes les impressions pénibles de menue jalousie tombant sur lui, à petits coups, le long des jours. Chaque fois qu’elle avait remarqué, admiré, aimé, désiré quelque chose, il en avait été jaloux : jaloux de tout d’une façon imperceptible et continue, de tout ce qui absorbait le temps, les regards, l’attention, la gaieté, l’étonnement, l’affection d’Annette, car tout cela la lui prenait un peu. Il avait été jaloux de tout ce qu’elle faisait sans lui, de tout ce qu’il ne savait pas, de ses sorties, de ses lectures, de tout ce qui semblait lui plaire, jaloux d’un officier blessé héroïquement en Afrique et dont Paris s’occupa huit jours durant, de l’auteur d’un roman très louangé, d’un jeune poète inconnu qu’elle n’avait point vu mais dont Musadieu récitait les vers, de tous les hommes enfin qu’on vantait devant elle même banalement, car, lorsqu’on aime une femme, on ne peut tolérer sans angoisse qu’elle songe même à quelqu’un avec une apparence d’intérêt. On a au cœur l’impérieux besoin d’être seul au monde devant ses yeux. On veut qu’elle ne voie, qu’elle ne connaisse, qu’elle n’apprécie personne autre. Sitôt qu’elle a l’air de se retourner pour considérer ou reconnaître quelqu’un, on se jette devant son regard, et si on ne peut le détourner ou l’absorber tout entier, on souffre jusqu’au fond de l’âme.

Olivier souffrait ainsi en face de ce chanteur qui semblait répandre et cueillir de l’amour dans cette salle d’opéra, et il en voulait à tout le monde du triomphe de ce ténor, aux femmes qu’il voyait exaltées dans les loges, aux hommes, ces niais faisant une apothéose à ce fat.

Un artiste ! Ils l’appelaient un artiste, un grand artiste ! Et il avait des succès, ce pitre, interprète d’une pensée étrangère, comme jamais créateur n’en avait connu ! Ah ! C’était bien cela la justice et l’intelligence des gens du monde, de ces amateurs ignorants et prétentieux pour qui travaillent jusqu’à la mort les maîtres de l’art humain. Il les regardait applaudir, crier, s’extasier ; et cette hostilité ancienne qui avait toujours fermenté au fond de son cœur orgueilleux et fier de parvenu s’exaspérait, devenait une rage furieuse contre ces imbéciles tout-puissants de par le seul droit de la naissance et de l’argent.

Jusqu’à la fin de la représentation, il demeura silencieux, dévoré par ses idées, puis, quand l’ouragan de l’enthousiasme final fut apaisé, il offrit son bras à la duchesse pendant que le marquis prenait celui d’Annette. Ils redescendirent le grand escalier au milieu d’un flot de femmes et d’hommes, dans une sorte de cascade magnifique et lente d’épaules nues, de robes somptueuses et d’habits noirs. Puis la duchesse, la jeune fille, son père et le marquis montèrent dans le même landau, et Olivier Bertin resta seul avec Musadieu sur la place de l’Opéra.

Tout à coup il eut au cœur une sorte d’affection pour cet homme ou plutôt cette attraction naturelle qu’on éprouve pour un compatriote rencontré dans un pays lointain, car il se sentait maintenant perdu dans cette cohue étrangère, indifférente, tandis qu’avec Musadieu il pouvait encore parler d’elle.

Il lui prit donc le bras.

« Vous ne rentrez pas tout de suite, dit-il. Le temps est beau, faisons un tour.

— Volontiers. »

Ils s’en allèrent vers la Madeleine, au milieu de la foule noctambule, dans cette agitation courte et violente de minuit qui secoue les boulevards à la sortie des théâtres.

Musadieu avait dans la tête mille choses, tous ses sujets de conversation du moment que Bertin nommait son « menu du jour », et il fit couler sa faconde sur les deux ou trois motifs qui l’intéressaient le plus. Le peintre le laissait aller sans l’écouter, en le tenant par le bras, sûr de l’amener tout à l’heure à parler d’elle et il marchait sans rien voir autour de lui, emprisonné dans son amour. Il marchait, épuisé par cette crise jalouse qui l’avait meurtri comme une chute, accablé par la certitude qu’il n’avait plus rien à faire au monde.

Il souffrirait ainsi, de plus en plus, sans rien attendre. Il traverserait des jours vides, l’un après l’autre, en la regardant de loin vivre, être heureuse, être aimée, aimer aussi sans doute. Un amant ! Elle aurait un amant peut-être, comme sa mère en avait eu un. Il sentait en lui des sources de souffrances si nombreuses, diverses et compliquées, un tel afflux de malheurs, tant de déchirements inévitables, il se sentait tellement perdu, tellement entré, dès maintenant, dans une agonie inimaginable, qu’il ne pouvait supposer que personne eût souffert comme lui. Et il songea soudain à la puérilité des poètes qui ont inventé l’inutile labeur de Sisyphe, la soif matérielle de Tantale, le cœur dévoré de Prométhée ! Oh ! S’ils avaient prévu, s’ils avaient fouillé l’amour éperdu d’un vieil homme pour une jeune fille, comment auraient-ils exprimé l’effort abominable et secret d’un être qu’on ne peut plus aimer, les tortures du désir stérile, et, plus terrible que le bec d’un vautour, une petite figure blonde dépeçant un vieux cœur.