Jusqu’au soir, elle dut s’occuper de la grande question du trousseau.
La duchesse et son neveu dînaient chez les Guilleroy, en famille.
On venait de se mettre à table et on parlait encore de la représentation de la veille, quand le maître d’hôtel entra, apportant trois énormes bouquets.
Mme de Mortemain s’étonna.
« Mon Dieu, qu’est-ce que cela ? »
Annette s’écria :
« Oh ! Qu’ils sont beaux ! Qui est-ce qui peut nous les envoyer ? »
Sa mère répondit :
« Olivier Bertin, sans doute. »
Depuis son départ, elle pensait à lui. Il lui avait paru si sombre, si tragique, elle voyait si clairement son malheur sans issue, elle ressentait si atrocement le contrecoup de cette douleur, elle l’aimait tant, si tendrement, si complètement, qu’elle avait le cœur écrasé sous des pressentiments lugubres.
Dans les trois bouquets, en effet, on trouva trois cartes du peintre. Il avait écrit sur chacune, au crayon, les noms de la comtesse, de la duchesse et d’Annette.
Mme de Mortemain demanda :
« Est-ce qu’il est malade, votre ami Bertin ? Je lui ai trouvé hier bien mauvaise mine. »
Et Mme de Guilleroy reprit :
« Oui, il m’inquiète un peu, bien qu’il ne se plaigne pas. »
Son mari ajouta :
« Oh ! Il fait comme nous, il vieillit. Il vieillit même ferme en ce moment. Je crois d’ailleurs que les célibataires tombent tout d’un coup. Ils ont des chutes plus brusques que les autres. Il a, en effet, beaucoup changé. »
La comtesse soupira :
« Oh ! Oui ! »
Farandal cessa soudain de chuchoter avec Annette pour dire :
« Il y avait un article bien désagréable pour lui dans Le Figaro de ce matin. »
Toute attaque, toute critique, toute allusion défavorable au talent de son ami, jetaient la comtesse hors d’elle.
« Oh ! dit-elle, les hommes de la valeur de Bertin n’ont pas à s’occuper de pareilles grossièretés. »
Guilleroy s’étonnait :
« Tiens, un article désagréable pour Olivier ; mais je ne l’ai pas lu. À quelle page ? »
Le marquis le renseigna.
« À la première, en tête, avec ce titre : “Peinture moderne”. »
Et le député cessa de s’étonner.
« Parfaitement. Je ne l’ai pas lu, parce qu’il s’agissait de peinture. »
On sourit, tout le monde sachant qu’en dehors de la politique et de l’agriculture, M. de Guilleroy ne s’intéressait pas à grand-chose.
Puis la conversation s’envola sur d’autres sujets, jusqu’à ce qu’on entrât au salon pour prendre le café. La comtesse n’écoutait pas, répondait à peine, poursuivie par le souci de ce que pouvait faire Olivier. Où était-il ? Où avait-il dîné ? Où traînait-il en ce moment son inguérissable cœur ? Elle sentait maintenant un regret cuisant de l’avoir laissé partir, de ne l’avoir point gardé ; et elle le devinait rôdant par les rues, si triste, vagabond, solitaire, fuyant sous le chagrin.
Jusqu’à l’heure du départ de la duchesse et de son neveu, elle ne parla guère, fouettée par des craintes vagues et superstitieuses, puis elle se mit au lit, et y resta, les yeux ouverts dans l’ombre, pensant à lui !
Un temps très long s’était écoulé quand elle crut entendre sonner le timbre de l’appartement. Elle tressaillit, s’assit, écouta. Pour la seconde fois, le tintement vibrant éclata dans la nuit.
Elle sauta hors du lit, et de toute sa force pressa le bouton électrique qui devait réveiller sa femme de chambre. Puis, une bougie à la main, elle courut au vestibule.
À travers la porte elle demanda :
« Qui est là ? »
Une voix inconnue répondit :
« C’est une lettre.
— Une lettre, de qui ?
— D’un médecin.
— Quel médecin ?
— Je ne sais pas, c’est pour un accident. »
N’hésitant plus, elle ouvrit, et se trouva en face d’un cocher de fiacre au chapeau ciré. Il tenait à la main un papier qu’il lui présenta. Elle lut : « Très urgent – Monsieur le comte de Guilleroy -. »
L’écriture était inconnue.
« Entrez, mon ami, dit-elle ; asseyez-vous, et attendez-moi. »
Devant la chambre de son mari, son cœur se mit à battre si fort qu’elle ne pouvait l’appeler. Elle heurta le bois avec le métal de son bougeoir. Le comte dormait et n’entendait pas.
Alors, impatiente, énervée, elle lança des coups de pied et elle entendit une voix pleine de sommeil qui demandait :
« Qui est là ? Quelle heure est-il ? »
Elle répondit :
« C’est moi. J’ai à vous remettre une lettre urgente apportée par un cocher. Il y a un accident. »
Il balbutia du fond de ses rideaux :
« Attendez, je me lève. J’arrive. »
Et, au bout d’une minute, il se montra en robe de chambre. En même temps que lui, deux domestiques accouraient, réveillés par les sonneries. Ils étaient effarés, ahuris, ayant aperçu dans la salle à manger un étranger assis sur une chaise.
Le comte avait pris la lettre et la retournait dans ses doigts en murmurant :
« Qu’est-ce que cela ? Je ne devine pas. »
Elle dit fiévreuse :
« Mais lisez donc ! »
Il déchira l’enveloppe, déplia le papier, poussa une exclamation de stupeur, puis regarda sa femme avec des yeux effarés.
« Mon Dieu, qu’y a-t-il ? » dit-elle.
Il balbutia, pouvant à peine parler, tant son émotion était vive.
« Oh ! Un grand malheur !… un grand malheur !… Bertin est tombé sous une voiture. »
Elle cria :
« Mort !
— Non, non, dit-il, voyez vous-même. »
Elle lui arracha des mains la lettre qu’il lui tendait, et elle lut :
« Monsieur,
un grand malheur vient d’arriver. Notre ami, l’éminent artiste, M. Olivier Bertin, a été renversé par un omnibus, dont la roue lui passa sur le corps. Je ne puis encore me prononcer sur les suites probables de cet accident, qui peut n’être pas grave comme il peut avoir un dénouement fatal immédiat. M. Bertin vous prie instamment et supplie Mme la comtesse de Guilleroy de venir le voir sur l’heure. J’espère, Monsieur, que Mme la comtesse et vous, vous voudrez bien vous rendre au désir de notre ami commun, qui peut avoir cessé de vivre avant le jour.
Dr de Rivil. »
La comtesse regardait son mari avec des yeux larges, fixes, pleins d’épouvante. Puis soudain elle reçut, comme un choc électrique, une secousse de ce courage des femmes qui les fait parfois, aux heures terribles, les plus vaillants des êtres.
Se tournant vers sa domestique :
« Vite, je vais m’habiller ! »
La femme de chambre demanda :
« Qu’est-ce que Madame veut mettre ?
— Peu m’importe. Ce que vous voudrez.
« Jacques, reprit-elle ensuite, soyez prêt dans cinq minutes. »
En retournant chez elle, l’âme bouleversée, elle aperçut le cocher, qui attendait toujours, et lui dit :
« Vous avez votre voiture ?
— Oui, Madame.
— C’est bien, nous la prendrons. »
Puis elle courut vers sa chambre.