Strathmore avait, à maintes reprises, usé de ce privilège. Il préférait toujours faire sa cuisine seul.
— Tout ça est trop lourd pour un seul homme, chef. Vous devriez en référer à quelqu’un.
— L’existence de Forteresse Digitale a des implications majeures, qui peuvent bouleverser l’avenir de l’agence. Il n’est pas question que j’en informe le Président dans le dos du directeur. Il y a avis de tempête, et je suis à la barre.
Il regarda Susan avec intensité.
– 65 –
— Je suis le directeur adjoint des opérations.
Un sourire fatigué se dessina sur son visage.
— Et puis, je ne suis pas tout seul. J’ai Susan Fletcher à mes côtés.
Voilà ce qu’elle admirait tant chez cet homme... Durant ces dix ans, à tous les niveaux, il avait été un modèle pour elle. Un homme sans faille. Un pilier. Un dévouement sans pareil – une allégeance inébranlable à ses principes, à son pays et à ses idéaux. En toutes circonstances, Trevor Strathmore restait un phare dans la nuit, montrant le chemin dans un océan de décisions impossibles.
— Vous êtes bien de mon côté, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
Susan lui sourit.
— A cent pour cent, commandant.
— Parfait. Et si on se mettait au travail maintenant ?
12.
David Becker avait déjà assisté à des mises en bière, mais la vue de ce mort le mit mal à l’aise. Il ne s’agissait pas d’un corps embaumé et préparé reposant dans un cercueil garni de soie. Le cadavre avait été déshabillé et abandonné sans cérémonie, sur une table d’aluminium. Le regard n’était pas encore apaisé et, recouvert d’un voile d’absence. Au contraire, il fixait le plafond dans une expression chargée de terreur et de regret.
— ¿ Dónde están sus efectos ? demanda Becker dans un espagnol parfait. Où sont ses affaires ?
— Aquí, répondit le lieutenant aux dents jaunies.
Il désigna un tas d’habits et autres effets personnels.
— ¿ Es todo ?
— Sí.
– 66 –
Becker demanda qu’on lui trouve un carton. Le lieutenant s’exécuta en toute hâte. C’était un samedi soir et, en théorie, la morgue de Séville était fermée. Le jeune lieutenant avait laissé entrer Becker sur ordre direct du chef de la police de Séville.
Apparemment, le visiteur américain avait des amis haut placés.
Becker examina la pile de vêtements. Un passeport, un portefeuille, des lunettes glissées dans une chaussure. Il y avait aussi un petit sac de voyage que la police avait récupéré à l’hôtel du mort. Les instructions de Becker étaient claires : ne toucher à rien. Ne rien lire. Se contenter de rapporter. Tout. Sans exception.
Becker observa le tas d’habits, perplexe. Qu’est-ce qui pouvait bien intéresser la NSA dans ces nippes ? Le lieutenant réapparut avec une boîte à chaussures, et Becker commença à y entasser les effets du mort. Le policier tapota la jambe du cadavre.
— ¿ Quién es ?
— Aucune idée.
— On dirait un Chinois.
Il est japonais, répondit Becker en pensée.
— Pauvre diable. Une crise cardiaque, hein ?
— C’est ce qu’on m’a dit, acquiesça Becker d’un air absent.
Le lieutenant secoua la tête en signe de compassion.
— Le soleil de Séville peut faire des ravages. Couvrez-vous demain, en sortant.
— Merci, répondit Becker. Mais je rentre chez moi.
— Vous venez tout juste d’arriver !
— Je sais, mais la personne qui m’a payé le voyage attend ces affaires.
Le lieutenant, dans sa fierté de Sévillan, n’en revenait pas.
— Vous n’allez pas visiter notre cité ?
— J’y suis venu, il y a quelques années. C’est une très belle ville. J’aurais été ravi d’y séjourner de nouveau.
— Alors vous connaissez la Giralda ?
Becker acquiesça. En fait, il n’était pas monté dans l’ancien minaret maure, mais il l’avait vu.
— Et l’Alcazar ?
– 67 –
Becker acquiesça à nouveau. Il se remémora le soir où il était venu écouter Paco de Lucía dans l’une des cours – du flamenco sous les étoiles, dans l’enceinte d’une forteresse du XVe siècle. Dommage qu’il n’ait pas connu Susan à cette époque, il aurait pu partager ce moment magique avec elle...
— Et Christophe Colomb bien sûr ! lança l’officier dans un large sourire. Il repose dans notre cathédrale.
Becker releva la tête.
— Vraiment ? Je croyais que Colomb était enterré en République dominicaine.
— D’où sortez-vous ces sornettes ? Le corps de Cristóbal est bien ici, en Espagne ! Qu’est-ce qu’on vous a appris à l’école ?
— Je devais être absent ce jour-là, plaisanta Becker.
— L’Espagne est très fière de posséder ces reliques.
L’Espagne ? Il est vrai que dans ce pays, se souvint Becker, la séparation de l’Église et de l’État était encore au stade de projet hypothétique. L’Eglise catholique romaine tenait, ici, plus de place encore que dans la cité du Vatican.
— Bien entendu, nous ne possédons pas tout son corps, précisa le lieutenant. Sólo el escroto.
Becker cessa d’empaqueter les affaires et regarda le lieutenant avec de grands yeux. Sólo el escroto ? Il réprima une grimace d’amusement. Son scrotum ?
L’officier hocha la tête, fier comme un paon.
— Oui. Quand l’Église se procure les restes d’un grand homme, elle le canonise et disperse les reliques dans plusieurs cathédrales pour que tout le monde puisse profiter de leur splendeur.
— Et vous avez eu le...
Becker se retint d’éclater de rire.
— ¡ Sí ! C’est une partie très importante ! Beaucoup plus qu’une simple côte ou qu’une phalange comme on peut en voir en Galice ! Sincèrement, c’est dommage que vous ratiez ça...
Becker hocha la tête poliment.
— J’y ferai peut-être un saut ce soir, avant de quitter la ville.
— Mala suerte. Pas de chance. La cathédrale n’ouvre que pour la première messe, au lever du jour.
– 68 –
— Alors une prochaine fois, répondit Becker en saisissant la boîte. Je vais devoir vous quitter. Mon avion m’attend.
Il jeta un dernier coup d’œil dans la pièce.
— Vous voulez que je vous conduise à l’aéroport ? J’ai ma moto Guzzi garée juste devant.
— Non merci. Je vais prendre un taxi.
Becker était monté une fois sur une moto, quand il était à l’université, et avait failli se tuer. Il n’avait aucune envie de réitérer l’expérience, quel que soit le conducteur de ces engins de mort.
— Comme vous voulez, conclut l’officier en allant lui ouvrir la porte. Je vais éteindre derrière vous...
Becker coinça le carton sous son bras, se demandant s’il n’avait rien oublié. Il inspecta une dernière fois le cadavre sur la table. Le corps nu et raide, figé dans la peur sous les tub es fluorescents, ne pouvait plus rien cacher... Le regard de Becker fut attiré une dernière fois par ces mains curieusement déformées. Il plissa soudain les yeux, un détail curieux...
L’officier coupa la lumière, et la pièce plongea dans l’obscurité.
— Attendez... Rallumez un instant s’il vous plaît.