— Quel type ?
— Celui qui a téléphoné aux urgences. Un touriste canadien.
Il n’arrêtait pas de parler d’une bague. Je n’avais jamais entendu quelqu’un parler aussi mal l’espagnol. Un vrai baragouinage !
— Il disait que M. Tankado portait une bague ?
Contrit, le policier acquiesça. Il sortit une Ducado de son paquet, jeta un coup d’œil sur le panneau NON FUMEUR et l’alluma quand même.
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— J’aurais dû vous en parler bien sûr, mais il avait l’air complètement toqué.
Becker fronça les sourcils. Il lui semblait entendre la voix de Strathmore en écho : « Il me faut tout ce qu’Ensei Tankado avait sur lui. Absolument tout. Ne laissez rien sur place. Pas même un petit bout de papier chiffonné. »
— Où est-elle, cette bague ?
Le lieutenant tira une grande bouffée.
— C’est une longue histoire...
Becker n’aimait pas ça.
— Dites toujours.
15.
Susan Fletcher était installée devant son terminal, dans le Nodal 3 – la bulle insonorisée des cryptologues, située en bordure de la salle principale. Une baie circulaire, à miroir sans tain, offrait aux cryptologues un panorama sur toute la Crypto, tout en leur assurant une intimité totale.
Au fond de la salle, douze ordinateurs étaient disposés en un cercle parfait. Cet agencement était conçu pour favoriser les échanges intellectuels, et rappeler aux mathématiciens qu’ils appartenaient à une confrérie d’élite – à la manière des chevaliers de la Table ronde d’un Camelot high-tech. De tout Fort Meade, le Nodal 3 était le seul lieu où l’on ne cultivait pas l’art du secret.
Surnommé la « salle de jeu », le Nodal 3 n’avait rien de l’aspect aseptisé du reste de la Crypto. L’endroit était aussi chaleureux que possible ; on s’y sentait comme chez soi : moquette épaisse, chaîne hi-fi dernier cri, réfrigérateur bien rempli, cuisinette suréquipée, et même un petit panier de basket pour se détendre les doigts. La NSA avait une théorie à ce
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propos : puisque l’on donne à nos cryptanalystes un joujou de deux milliards de dollars, autant leur offrir un cadre agréable si on veut qu’ils jouent avec vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Simple question de rentabilité !
Susan retira ses Ferragamo et plongea ses orteils nus dans les boucles épaisses du tapis. L’agence demandait à ses employés qui touchaient un salaire élevé de ne pas faire étalage de leurs richesses personnelles. Dans nombre de domaines, cela ne posait aucun problème à Susan – son petit appartement duplex, sa berline Volvo et sa modeste garde-robe la satisfaisaient amplement. Mais depuis l’université les chaussures étaient son péché mignon.
Susan prit le temps de s’étirer longuement avant de s’atteler à son travail. Elle ouvrit son mouchard pour le configurer. Elle jeta un coup d’œil à l’adresse e-mail que lui avait donnée Strathmore :
NDAKOTA@ARA.ANON.ORG
L’homme qui se faisait appeler North Dakota se cachait derrière une adresse anonyme. Plus pour longtemps, pensa Susan. Le programme pisteur transiterait par ARA, serait transféré à North Dakota, et renverrait à Susan les véritables coordonnées Internet de l’inconnu.
Si tout se passait bien, North Dakota allait être rapidement localisé, et Strathmore pourrait récupérer la clé. Il ne resterait plus à David qu’à trouver la copie de Tankado, et les deux exemplaires seraient détruits. La bombe à retardement, que Tankado avait placée sur Internet, serait désormais inoffensive, comme un pain de plastique dépourvu de détonateur.
Susan vérifia deux fois l’adresse avant de l’entrer dans le champ de saisie. Elle sourit en songeant aux soucis de Strathmore avec ce programme. Apparemment, il avait lancé une sonde à deux reprises, et avait chaque fois reçu, en retour, l’adresse de Tankado et non celle de North Dakota. C’était une erreur enfantine. Strathmore avait oublié de spécifier le sens de la recherche et le mouchard avait pisté le compte destinataire !
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Susan acheva de configurer son pisteur, et le fit glisser dans la boîte d’expédition. Elle cliqua sur le bouton d’envoi et l’ordinateur émit un bip.
SONDE ENVOYÉE.
Il ne restait plus qu’à attendre.
Susan poussa un long soupir. Elle s’en voulait d’avoir été si dure avec son supérieur. Si quelqu’un était qualifié pour gérer seul cette menace, c’était bien le commandant Strathmore. Il avait un don surnaturel pour tirer le meilleur parti des défis qui se présentaient à lui.
Six mois auparavant, l’EFF avait rapporté qu’un sous-marin de la NSA espionnait les lignes téléphoniques au fond de l’océan. Sans s’affoler, Strathmore fit courir un bruit contradictoire, selon lequel, en fait, le sous-marin enfouissait illégalement des déchets toxiques. L’EFF et les écologistes perdirent tant de temps à se chamailler pour savoir quelle version était la bonne, que les médias se lassèrent et se désintéressèrent de l’affaire.
Strathmore ne laissait jamais rien au hasard. Quand il devait concevoir ou réviser une stratégie, il passait beaucoup de temps derrière son ordinateur à en étudier les moindres détails par simulation. Comme beaucoup d’analystes de la NSA, Strathmore utilisait un logiciel développé par l’agence, nommé BrainStorm – un moyen d’expérimenter tous les scénarios possibles, bien à l’abri derrière son clavier.
BrainStorm était un logiciel expérimental d’intelligence artificielle présenté par ses concepteurs comme un « simulateur de relations de cause à effet ». A l’origine, il devait servir dans les campagnes électorales pour permettre à un candidat d’avoir un modèle en temps réel d’une « situation politique » donnée.
Le programme pouvait intégrer une quantité phénoménale de données, qu’il reliait ensuite dans un réseau de causalité afin d’obtenir une simulation dynamique – un schéma d’interaction intégrant différentes variables politiques, dont la personnalité des candidats en lice, les membres de leur équipe, leurs liens d’allégeance, les « affaires » qu’ils traînaient, ainsi que leurs
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motivations individuelles pondérées par des paramètres tels que inclination sexuelle, origine ethnique, soif d’argent et/ou de pouvoir. L’utilisateur introduisait ensuite dans le modèle n’importe quel événement, et BrainStorm pouvait prédire son effet sur ladite situation politique.
Strathmore était un fervent adepte de BrainStorm non à des fins
d’analyses
politiques,
mais
comme
un
« superorganiseur » – organigrammes logiques, graphiques dynamiques et projections temporelles étaient des outils puissants pour analyser des stratégies complexes et en prédire les faiblesses. Susan soupçonnait qu’il existait des simulations cachées dans l’ordinateur de Strathmore qui pourraient un jour changer la face du monde.
J’ai vraiment été trop dure avec lui... Le chuintement de la porte rompit le fil de ses pensées. Strathmore fit irruption da ns le Nodal 3.
— Susan, David vient d’appeler, annonça-t-il. Il y a un souci...
16.
— Il manque une bague ? s’étonna Susan.
— Oui. Et on a de la chance que David s’en soit aperçu. Un éclair de génie.