De toute façon, il comptait lui rendre l’argent. Il n’était pas venu en Espagne pour les dollars, mais pour Susan. Trevor Strathmore était à la fois le mentor et le protecteur de la jeune femme. Susan lui devait beaucoup ; David pouvait bien lui rendre un petit service...
Malheureusement, les choses ne s’étaient pas passées ce matin comme prévu. Il aurait voulu appeler Susan de l’avion pour tout lui expliquer, mais le téléphone de bord était en panne. Il avait songé à demander au pilote de contacter Strathmore par radio pour qu’il transmette un message à Susan, mais il avait hésité à mêler le directeur adjoint à ses affaires de cœur.
À trois reprises, Becker avait tenté de la joindre d’abord de l’avion, puis d’une cabine à l’aéroport, et enfin de la morgue.
Mais elle n’était pas chez elle. Il était tombé sur son répondeur ; il n’avait pas laissé de message. Ce qu’il avait à lui dire n’était pas le genre de propos qu’on confie à une machine.
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Tandis qu’il approchait de la clinique, il repéra une cabine téléphonique au coin de la rue. Il y courut, saisit le combiné et introduisit sa carte téléphonique dans la machine. Un long temps s’écoula avant que la connexion ne soit établie. Enfin, il entendit sonner. Après cinq sonneries, il perçut une voix.
— Bonjour, vous êtes bien chez Susan Fletcher. Je ne suis pas là actuellement, mais merci de laisser votre nom...
Becker écoutait l’annonce. Où est-elle ? Elle doit être inquiète à l’heure qu’il est. Peut-être s’est-elle rendue au Stone Manor sans l’attendre ?
Il entendit le bip.
— Salut, c’est moi.
Il marqua un temps, cherchant ses mots. Une des choses qu’il détestait avec les répondeurs, c’est qu’ils coupaient la communication si d’aventure vous vous arrêtiez de parler ne serait-ce qu’une seconde pour réfléchir.
— Désolé de ne pas t’avoir appelée, lança-t-il juste à temps.
Devait-il l’informer de ce qui se passait ? Il opta pour une meilleure solution.
— Téléphone à Strathmore. Il t’expliquera tout. (Son cœur battait la chamade.) Je t’aime, ajouta-t-il rapidement avant de raccrocher.
Tandis qu’il attendait un trou dans la circulation pour traverser l’Avenida Borbolla, il s’inquiétait toujours pour Susan ; elle devait sans doute imaginer le pire... Ne pas donner de nouvelles alors qu’il avait promis d’appeler... il ne l’avait pas habituée à ça.
Becker s’aventura sur le grand boulevard à quatre voies. Un aller-retour, murmurait-il pour lui-même. Un simple aller-retour.
Plongé dans ses préoccupations, il ne remarqua pas un homme avec des lunettes cerclées de métal qui l’observait de l’autre côté de l’avenue.
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18.
Numataka, derrière la baie vitrée de son gratte-ciel de Tokyo, tira une longue bouffée sur son cigare Umami, et sourit intérieurement. Avoir autant de chance... c’en était presque inconvenant. L’Américain l’avait rappelé ! Si tout s’était passé comme prévu, Tankado devait être mort à cette heure, et sa clé récupérée.
Une belle ironie du sort... le grand œuvre de Tankado allait atterrir dans ses mains ! Tokugen Numataka avait rencontré Tankado plusieurs années auparavant. Tout frais diplômé, le jeune programmeur, à la recherche d’un emploi, s’était présenté à la Numatech Corp. C’était indiscutablement un garçon brillant, mais d’autres considérations avaient joué en sa défaveur. Le Japon était, certes, en pleine mutation, mais Numataka était de la vieille école. Il vivait selon le menboku –
honneur et dignité. Aucune imperfection ne pouvait être tolérée. En engageant un infirme, il attirerait la honte sur la Numatech Corp. Le curriculum de Tankado avait atterri dans la poubelle sans qu’il lui eût accordé un regard.
Numataka consulta à nouveau sa montre. North Dakota aurait dû appeler déjà... Fallait-il s’inquiéter ? Pourvu qu’il n’y ait pas eu de problème...
Si la clé était valide, elle lui donnerait accès au Saint-Graal de l’ère informatique – un algorithme de cryptage inviolable.
Numataka installerait le programme dans des puces VLSI protégées contre les copies, et inonderait le monde des fabricants d’ordinateurs, les administrations, les industries... et pourquoi pas aussi des marchés plus occultes... comme celui du terrorisme ?
Numataka sourit. Encore une fois, il avait eu la faveur des shichifukujin – les sept divinités du bonheur. La Numatech
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Corp. était sur le point d’acquérir l’unique copie opérationnelle de Forteresse Digitale. Vingt millions de dollars, c’était une somme – mais, comparée à la valeur intrinsèque de cette merveille, c’était l’affaire du siècle !
19.
— Et si quelqu’un d’autre recherche la bague ? demanda Susan, d’une voix blanche. David pourrait être en danger.
Strathmore secoua la tête.
— Personne ne sait que l’anneau existe. C’est pour cette raison justement que j’ai choisi David. Je voulais préserver le secret. Les espions n’ont pas l’habitude de filer le train à tous les profs de langues.
— Mais tous n’ont pas une chaire à Georgetown, rectifia Susan d’un air pincé.
Elle regretta dans l’instant sa réaction. De temps en temps, elle croyait percevoir, chez Strathmore, une sorte de mépris à l’égard de David, comme s’il considérait que sa chef de la Crypto méritait mieux qu’un simple enseignant.
— Vous avez joint David, ce matin, avec votre téléphone de voiture, insista-t-elle. Quelqu’un a pu intercepter la communication et...
— Pas une chance sur un million ! la rassura Strathmore. Ce genre d’écoutes se prépare. Il faut être à proximité de l’émetteur et savoir un peu à l’avance ce qu’on cherche...
Il saisit Susan par les épaules.
— Jamais je n’aurais envoyé David là-bas s’il y avait eu le moindre risque. Je vous le jure. Et au premier problème, les pros prendront le relais.
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Leur conversation fut interrompue par quelqu’un qui frappait à la vitre du Nodal 3. Susan et Strathmore tournèrent la tête.
Phil Chartrukian, de la Sys-Sec, avait la tête plaquée contre le verre pour tâcher de voir à l’intérieur et toquait avec force. À
cause de l’épaisseur de la paroi, on n’entendait pas ce qu’il disait, mais il avait l’air passablement effrayé, comme s’il venait de voir un fantôme.
— Qu’est-ce qu’il fiche ici, celui-là ? grogna Strathmore. Il n’est pas de service aujourd’hui !
— Les ennuis continuent... Il a dû voir le compteur de TRANSLTR.
— Bon sang ! lâcha Strathmore. J’ai appelé hier soir le gars de la Sys-Sec qui était prévu au planning pour lui ordonner de ne pas venir !
Susan ne s’en étonna pas. Même si le règlement interne stipulait qu’un membre de la Sys-Sec devait toujours être de garde à la Crypto, il était normal, étant donné les circonstances, que Strathmore ait voulu être seul dans le temple. Il n’avait nul besoin d’avoir dans les pattes un technicien de maintenance pointilleux et paranoïaque.
— On devrait réinitialiser TRANSLTR, suggéra Susan. Ça remettra le compteur à zéro et on fera croire à Phil qu’il a eu une hallucination.