Une petite bosse ? Becker se remémorait les paroles du lieutenant. Il porta son regard sur les doigts de l’homme. Aucun anneau. Becker se pencha pour lui toucher l’épaule.
— Monsieur ? dit-il en le secouant délicatement. Excusez-moi...
L’homme ne réagit pas. Becker recommença, en parlant un peu plus fort.
— Monsieur ?
L’homme se mit à bouger.
— Qu’est-ce que... ? Quelle heure est-il... 2 ?
Il ouvrit lentement les yeux et regarda Becker en battant des paupières. Visiblement, il n’appréciait guère d’être réveillé.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Un Québécois... Becker lui sourit.
— Je peux vous parler un instant ?
2 En français dans le texte (N.d.T.).
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Becker parlait parfaitement français. Mais il choisit de s’exprimer dans la langue où l’homme serait le moins à l’aise : l’anglais. Le convaincre de remettre une bague en or à un parfait inconnu serait sans doute une opération délicate. Le moindre petit avantage était donc le bienvenu...
L’homme recouvra lentement ses esprits. Il jeta un regard circulaire dans la salle et entreprit de lisser sa moustache blanche de ses doigts fins. Enfin, il se décida à parler.
— Que voulez-vous ? demanda-t-il dans un anglais teinté d’une petite intonation nasale.
— Monsieur..., répondit Becker en articulant à outrance, comme s’il parlait à un sourd. J’aimerais... vous... poser...
quelques... questions.
L’homme lui lança un regard perçant.
— Vous avez un problème ?
Becker fronça des sourcils. L’anglais de l’homme était parfait. Vite ! Quitter ce ton condescendant...
— Je suis désolé de vous importuner, monsieur. Mais n’étiez-vous pas, par hasard, Plaza de España aujourd’hui ?
Le vieil homme plissa les yeux.
— Vous êtes de la mairie, c’est ça ?
— Non, en fait...
— De l’office du tourisme, alors ?
— Non, je...
— Allez ça va... je sais parfaitement où vous voulez en venir !
(L’homme fit un grand effort pour se redresser.) Mais je ne me laisserai pas intimider ! Pour la énième fois, je vous le répète : Pierre Cloucharde décrit le monde tel qu’il le vit. Nombre de mes collègues d’autres guides touristiques sont prêts à servir la soupe en échange d’une nuit dans un palace, mais le Montréal Times n’est pas à vendre ! Ni lui ni moi ! Je refuse de me prostituer !
— Je crains que vous ne vous mépreniez sur...
— Mon cul, oui ! s’exclama-t-il dans sa langue natale. C’est, au contraire, clair comme de l’eau de roche !
Il agitait son index osseux sous le nez de Becker. Sa voix résonnait dans le gymnase.
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— Vous n’êtes pas le premier à essayer ! Ils ont fait pareil au Moulin Rouge, au Brown Palace et au Golfinho à Lagos ! Et qu’est-ce qui est paru dans le journal ? La vérité ! Rien que la vérité ! C’était le plus mauvais bœuf Wellington que j’aie mangé ! La baignoire la plus crasseuse de ma vie ! La plage la plus remplie de caillasse qui puisse exister ! Voilà ce que mes lecteurs attendent de moi ! L’honnêteté !
Les patients allongés sur les lits alentour se redressaient pour assister à la scène. Becker parcourut nerveusement la salle du regard, afin de s’assurer qu’aucune infirmière n’était en vue.
Le pire qui pouvait arriver, c’eût été de se faire jeter dehors.
Cloucharde enrageait...
— Et maintenant ce flic, un membre de votre police municipale ! Pas même un mot d’excuse de votre part... Il m’a fait monter sur sa moto, bon sang ! Et regardez dans quel état je suis ! (Il tenta de lever son poignet.) Qui va écrire mon article maintenant, hein ?
— Monsieur, je...
— En quarante-trois ans de métier, je n’ai jamais été aussi mal reçu ! Regardez donc ce mouroir ! Vous savez que mon article paraît dans plus de...
— Monsieur ! l’interrompit Becker en levant les deux mains dans un geste d’apaisement. Je ne suis pas ici pour votre article ; j’appartiens au consulat canadien. Je viens simplement m’assurer que vous allez bien !
Un silence de mort retomba soudain dans le gymnase. Le vieil homme dévisagea l’intrus d’un air suspicieux.
Becker rassembla son courage et poursuivit :
— Peut-être puis-je vous aider ? Vous apporter quelque chose ?...
Deux Valium, par exemple, pour vous calmer ! railla-t-il en pensée.
Après un long moment, le Canadien prit la parole, d’un ton beaucoup moins véhément.
— C’est le consulat qui vous envoie ? répéta-t-il.
Becker acquiesça.
— Et ce n’est pas pour mon article que vous venez me trouver ?
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— En aucune manière.
Lentement, le vieil homme se rallongea sur les oreillers. Il semblait désemparé.
— Je pensais que vous étiez envoyé par la ville... pour essayer de... (Sa voix s’éteignit, il leva les yeux vers Becker.) Je ne comprends pas... si ce n’est pas mon article qui vous intéresse, qu’est-ce qui me vaut le déplacement ?
C’était une bonne question. La ligne bleutée des Smoky Mountains flotta un instant devant les yeux de Becker.
— Disons qu’il s’agit d’une visite de courtoisie diplomatique, mentit-il.
— De courtoisie diplomatique ?
— Oui, monsieur. Un homme comme vous n’est pas sans savoir que le gouvernement canadien fait tout ce qui est en son pouvoir pour protéger ses concitoyens des outrages et inconforts divers dont ils sont susceptibles d’être victimes dans des pays qui sont... pardonnez-moi l’expression... plus
« rustiques » que le nôtre.
Cloucharde esquissa un petit sourire entendu :
— Mais qui possèdent, cela va sans dire, un charme sans pareil.
— Et il se trouve que vous êtes un ressortissant canadien, si je ne m’abuse...
— Bien sûr. Quel idiot je fais. Je vous présente mes excuses.
Dans mon métier, je suis si souvent confronté à des... enfin...
vous voyez ce que je veux dire.
— Je comprends parfaitement, monsieur Cloucharde. C’est la rançon de la gloire.
— Tout juste.
Le vieil homme laissa échapper un soupir de tragédien. Un martyr involontaire devant se mêler à la plèbe.
— Vous avez vu cet endroit..., souffla-t-il en levant les yeux au ciel. On se croirait au Moyen Âge. C’est insensé. En plus, ils ont décidé de me garder pour la nuit !
Becker jeta un regard alentour.
— Je sais. C’est terrible. Je suis vraiment désolé de venir si tard.
— Personne, de toute façon, ne m’a prévenu de votre visite...
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Becker préféra changer de sujet.
— Je vois que vous avez reçu un sale coup à la tête. Vous souffrez beaucoup ?
— Pas vraiment. J’ai fait une chute, ce matin. Voilà ce qui arrive quand on veut jouer les bons Samaritains. C’est mon poignet surtout qui me fait mal. Quel crétin, ce policier.
Franchement, faire monter un homme de mon âge sur cet engin ! C’est carrément une faute professionnelle...
— Avez-vous besoin de quelque chose ?
Cloucharde réfléchit, touché par l’attention.
— En fait... (Il souleva la tête, en étirant le cou.)... un oreiller supplémentaire ne serait pas de refus, mais je ne voudrais pas abuser.