Francis tapa du poing sur la table. « Vous m’avez parfaitement entendu, monsieur, mais je vais reformuler ma remarque. Vous traiter, vous et vos larbins du BCI, de sales catins, c’est insulter les prostituées méritantes. »
Des galeries s’élevèrent des hoquets scandalisés, mais aussi quelques rires, surtout dans les rangs des journalistes. Dan Garrett, à la droite de Francis, s’enfouit le visage dans les mains. Pauvre Dan. Mais il aurait dû savoir à quoi s’attendre lorsque Francis avait reçu l’invitation.
« Comment osez-vous manquer de respect à nos débats, monsieur Stuyvesant ?
— De respect ? Parlons-en, du respect. Quand le BCI jette des Américains innocents dans des prisons secrètes sans même un procès, ça respecte le droit ? Les agissements de Bradford Carr respectaient la Constitution des États-Unis ? On m’a kidnappé, battu, utilisé comme bouc émissaire pendant qu’un de vos employés essayait de faire exploser Washington, après quoi un démon à la solde du gouvernement réduit la ville en ruines, et c’est moi qui manque de respect à vos débats ? Comment osez-vous ? Gardez votre fumier pour vous, monsieur. Je n’ai pas apporté ma pelle. »
Dans la galerie, certains éclatèrent en hourras et en applaudissements. D’autres, moins nombreux, se mirent à huer Francis.
« Je vous mets en garde ! Vous frôlez l’outrage au Congrès ! »
Francis se tourna vers Dan et, théâtral : « Ça existe, ça, tu crois ? » Puis, à la commission : « J’ai droit à un procès public, cette fois, ou bien vous me jetez au cachot pour crime de magie ? À quoi dois-je m’attendre ?
— Veuillez vous calmer, monsieur Stuyvesant, s’exclama un autre député.
— C’est vous qui allez vous calmer ! »
Dan donna un coup de pied dans le tibia de Francis. Sans résultat.
« Le premier clochard venu peut vous dire que le BCI a été en dessous de tout, puis Roosevelt se pointe et signe une loi qui nous oblige à recommencer, mais en plus grand et en plus officiel, et il faut l’accepter ? Plutôt crever ! »
La claque devenait vraiment trop enthousiaste ; après force coups de marteau et rappels à l’ordre, la police dut faire sortir les plus bruyants des actifs venus soutenir Stuyvesant. Vu la composition de la foule, et parce que Dan Garrett, parleur célèbre, témoignait lui aussi, un annuleur Dymaxion tournoyait sur la longue table de la commission. La magie était interdite de séjour au Capitole pour la journée. Francis, même s’il possédait l’unique entreprise capable de fabriquer les Dymaxion, détestait ces appareils. Une question de principe. Mais, s’il avait refusé qu’on y ait recours pendant l’audition, la presse n’aurait pas cru un mot des déclarations que lui ou Dan – surtout Dan – venaient faire.
Garrett, profitant du chaos, se pencha pour lui murmurer : « Ce cirque nous dessert. Sérieusement, laisse-moi me charger de la diplomatie, contente-toi d’énoncer les faits.
— Pour ces clowns, on a déjà perdu. Qu’au moins la presse en tire de bonnes citations. »
Francis, malgré ses origines familiales, haïssait la politique et les politiciens. Son bon à rien de père avait réussi en politique : dès son enfance, il en avait tiré les conclusions qui s’imposaient. Cependant, depuis qu’il se retrouvait bon gré mal gré sous les feux de la rampe, il s’était révélé doué pour ces petits jeux. Ça devait courir dans ses veines. Et posséder l’une des plus grandes fortunes mondiales aidait sûrement.
Francis aurait volontiers laissé la diplomatie à ceux qui, comme Dan, savaient garder la tête froide, mais il s’était découvert un don pour la démagogie. Le BCI avait mal choisi sa cible et poussé le jeune homme à déclarer la guerre. Pas au sens propre, mais, si Roosevelt parvenait à ses fins, on y arriverait.
L’assistance s’était calmée, et le représentant du Dakota du Sud se lança dans une tirade sur les ravages subis par Washington, qui prouvaient que les actifs constituaient une menace pour la société et devaient être contrôlés, bla bla bla. Francis n’écoutait pas vraiment. Il connaissait la chanson par cœur.
Franklin Delano Roosevelt, peu après son accession au pouvoir, avait organisé la surveillance officielle de tous les citoyens doués de magie. C’était jouer sur du velours, vu l’ambiance à la capitale depuis le passage du démon. La loi d’enregistrement des actifs était la cerise sur le gâteau. Pour l’instant, on ne voulait appréhender que les actifs les plus dangereux – sauf qu’on ne s’arrêterait pas en si bon chemin. L’Amérique allait imiter l’Imperium et les Soviets, qui traitaient les actifs comme une ressource à cultiver et à gérer. Le Grimnoir ne le permettrait pas.
Le problème des sociétés secrètes, c’était l’aspect secret. Les quelques-uns dont l’appartenance au Grimnoir était connue du grand public se retrouvaient désignés d’office comme porte-parole. Dan, le plus éloquent, détestait ce rôle. Francis, heureusement, l’appréciait assez.
« Épargnez-nous les platitudes, lança Francis au milieu d’une phrase du député. Bien sûr, Roosevelt cherche à nous protéger de nous-mêmes, comme si nous étions des gosses. C’est bien gentil de sa part. Surtout qu’il devrait être mort, et que je lui ai sauvé la vie en décapitant l’assassin avec un plateau contrôlé par télékinésie pendant que mon ami, grâce à son pouvoir d’estompeur, le portait à l’abri… Vous voulez savoir comment le gouvernement a récompensé l’ami en question ?
— Nous avons évacué les galeries, inutile de chercher à amuser la foule. » Le député se pencha sur son micro. « Nous avons tous lu les comptes rendus de procès, monsieur Stuyvesant. Inutile de s’appesantir sur…
— Il l’a récompensé en le rouant de coups avant de le torturer dans une cellule de Mason Island. » Pas la peine de préciser que cette île avait disparu dans un trou noir. C’était de notoriété publique. Heureusement, on ignorait en revanche que cet énorme vortex magique était l’œuvre de Francis, lequel ne tenait pas à ce que le Congrès fût au courant.
« C’était un regrettable incident. Bradford Carr a enfreint la loi…
— Et du coup vous légalisez ses exactions pour éliminer le problème ? C’est cautionner les horreurs commises par Carr. La nouvelle loi de Roosevelt, c’est le premier pas vers l’ouverture de camps pour des centaines de milliers d’Américains. Une initiative méprisable.
— Vos délires paranoïaques n’intéressent personne, monsieur Stuyvesant. Le gouvernement ne ferait jamais ça. C’est de la diffamation.
— Le gouvernement a déjà…
— Messieurs ! » le coupa Dan. Même sans magie, il était délicieux. « Comprenez la réaction de la communauté active. Alors que les ravages à Washington ont été causés par une agence fédérale pervertie, c’est le peuple, c’est nous qu’on accuse. La réalisation du programme de Roosevelt privera d’honnêtes citoyens de leurs droits et de leurs biens. C’est une entreprise extrême et inutile. »
Un membre de la commission n’avait pas encore pris la parole : le nouveau coordinateur de l’information. C’était un homme d’âge mûr, l’air à la fois pondéré et sévère, un homme qui en imposait. « Vous permettez ? demanda-t-il sans utiliser son microphone.
— Le président donne la parole à William Donovan, récemment nommé à la tête du Bureau du coordinateur de l’information. »
Dan et Francis échangèrent un coup d’œil. Cet homme était l’inconnue dans l’équation. Héros de la Grande Guerre, couvert de médailles, il avait passé des années dans la politique new-yorkaise, s’était même présenté au siège de gouverneur – mais avait perdu l’élection. Ses opinions sur la question active, s’il en avait, n’avaient jamais été rendues publiques. Il avait fait ses études avec Roosevelt, qui l’avait chargé, disait-on, de « nettoyer » le BCI pourri de corruption.