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Elle sentait l’intrusion. Les démons avaient des flammes bien à eux. Celui-là était petit, mais il avait réussi à pénétrer dans le dirigeable, et il grossissait. Les vaisseaux de l’Imperium, incapables de monter assez haut pour leur tirer dessus, leur avaient envoyé des démons.

Des alarmes retentissaient. La Voyageuse perdait de l’altitude. Le démon s’en prenait à ses entrailles : le troisième ballonnet de la carène bâbord. Percevant la présence de la torche, il poussa un hurlement de rage : elle le fit exploser en éteignant le feu qui l’animait. Elle dut ensuite relancer son effort magique pour empêcher les flammes de gagner du terrain, et elle ne pouvait pas réparer les dégâts déjà subis.

Engoncée dans sa combinaison, elle eut du mal à se relever, mais elle réussit à aller aider l’autre technicien à braquer la machine de Fuller dans la direction voulue. Sullivan avait besoin que ça marche. Elle ne le laisserait pas mourir pour rien.

BOUM ! BOUM !

D’autres démons. Ils filaient sur le vaisseau, le perçaient de trous pour l’arracher au ciel.

BOUM !

Cité libre de Shanghai

Père… aide-moi. J’ai besoin de ta force. Exorcise le fantôme qui tient mon âme. Libère mes membres. Ne permets pas que je meure dans l’échec. Aide-moi à accomplir ton rêve de l’Océan ténébreux.

Toru ouvrit les yeux. Son champ de vision était semé de taches noires, mais ce n’étaient que des mottes de terre sur la visière de son heaume. Il gisait sur l’herbe de l’esplanade.

L’imposteur, dressé devant lui, levait son épée. Le spectacle était fini ; on passait à l’exécution. Mais Saito regardait le ciel.

Une secousse violente…

Une bourrasque les ébranla, suivie d’une muraille de poussière, de terre et d’herbe.

C’était sa seule chance.

Père ! Donne-moi ta force d’âme !

Une lumière blanche emplit Toru.

Cette lumière le brûlait comme le soleil. En lui, le parasite hurla, se désagrégea, mourut.

La silhouette de l’imposteur était une ombre devant un nouveau soleil. L’envahisseur qui occupait l’esprit de Saito était plus ancien, plus fort, mieux retranché : lui ne fut pas détruit, même s’il criait et se débattait sous la lumière de la vérité.

Merci, père.

L’imposteur disparaissait dans les tourbillons de poussière. Toru, enfin, put reprendre le contrôle de son armure. Le tetsubo décolla, fendit l’espace dans un brouillard d’acier et s’abattit sur Saito, qui voltigea comme une barque dans un tsunami.

Toru s’arracha au cratère qu’il avait ouvert en tombant. Avançant d’un pas incertain, il se réhabituait à commander à ses muscles, mais il retomba à genoux quand une douleur atroce lui déchira le crâne. Il eut le plus grand mal à lever une main pour ouvrir son mempo. Le vent chargé de terre lui fouettait le visage, mais il n’avait pas le choix. Il se pencha pour vomir.

L’immonde liquide noir était vivant quand on l’avait contaminé. À présent, il rejetait violemment la substance devenue inerte. Il toussait, crachait des grumeaux écœurants au goût de produits chimiques. Une pâte noire lui coulait par les narines, il pleurait des larmes épaisses, ça ressortait même par ses oreilles. Il bénissait finalement l’odeur de vieux mégots ; tout valait mieux que la puanteur qui émanait du fluide grâce auquel l’éclaireur dirigeait ses marionnettes.

La poussière retombait. Des gardes de fer se ruaient vers lui pour l’arrêter. La plupart étaient humains mais, sous la lumière du second soleil, certains montrèrent leur vraie nature : des sacs de peau emplis de pourriture palpitante. Les humains reculèrent, horrifiés, en découvrant ainsi leurs frères.

L’imposteur se relevait. Dosan Saito n’était pas le président, mais l’éclaireur lui avait octroyé un organisme puissant et il avait, depuis, absorbé l’essence de centaines d’actifs : c’était un adversaire redoutable. Déjà, il faisait appel au pouvoir des hérisseurs pour ressouder ses os brisés, et à celui des guérisseurs pour refermer ses plaies. Autour de lui, Toru distinguait la présence extraterrestre de l’éclaireur, qui l’englobait, le chevauchait, ses tentacules invisibles enfoncés dans les oreilles de sa victime pour lui murmurer des secrets. D’autres appendices, noués autour du crâne, fouillaient dans ses orbites pour lui imposer les visions voulues par l’extraterrestre.

Soudain, le second soleil se braqua autre part, l’éclaireur disparut, et Dosan Saito redevint le président.

L’impact avait creusé un cratère au milieu de l’esplanade. Une forme en sortit. D’abord un crâne blanc, puis un corps d’acier.

Pas mal joué, le lourd.

« Détruisez-les ! cria Saito de la voix du président. Détruisez-les ! »

Mais le monde avait sombré dans le chaos. Des milliers de citoyens cherchaient à s’enfuir. Certains gardes de fer couraient vers Sullivan ou Toru, d’autres hésitaient. Ceux qui avaient vu la réalité exposée par le second soleil s’en prirent aux infiltrés. Frère contre frère. Ceux qui n’avaient rien remarqué ne comprenaient pas la trahison de leurs camarades.

Un brave voulut éliminer un infiltré portant l’uniforme de la garde personnelle du président, mais les siens l’en empêchèrent. « Vous n’avez pas vu ? C’est ce qu’on nous a expliqué ! » Il repoussa deux frères qui l’entravaient pour bondir sur l’infiltré, qui se retourna et lui enfonça son katana dans le ventre. L’homme réussit à lui empoigner les joues et tira violemment sur son masque. « Regardez ! » Mais l’autre récupéra son épée, et l’homme cracha un flot de sang. Un éclat métallique : la tête du garde de fer fut tranchée.

La véritable nature de l’infiltrateur était révélée. La peau déchirée retombait comme un foulard sur sa veste d’uniforme. En dessous, le muscle à nu ondulait, rouge et noir, protégé par une carapace translucide.

Dès l’enfance, à l’académie, les gardes de fer entendaient parler de ces abominations. Leur pire cauchemar venait de prendre forme.

Les gardes de fer se frayaient un chemin dans la foule en hurlant. L’infiltré s’efforçait de recoller sa peau déchirée, tandis que des cadavres volaient. On faisait pleuvoir sur lui des éclairs, des jets de feu, puis un colosse se fit pousser des griffes d’os pour le trancher en deux. Un liquide putride couvert de flammes noires aspergea la pelouse.

« Le Grimnoir s’est allié à l’éclaireur !

— Prévenez le haut commandement !

— Protégez le président ! Tuez l’ennemi ! Tuez le Grimnoir ! »

Toru souleva son tetsubo et s’en fut vers Saito à grands pas.

Le déguisement de l’imposteur craquait aux entournures. « L’éclaireur n’est pas ici ! On vous trompe ! » Il paniquait, comprenant que le Grimnoir avait retourné ses mensonges contre lui. Le vrai président n’aurait jamais paniqué, et Toru en prit ombrage. Saito consacrait sa magie à se rétablir ; il n’avait plus l’énergie de se faire entendre aux quatre coins de l’esplanade. « C’est un piège du Grimnoir ! »

Sullivan avait bien travaillé. La rumeur allait circuler trop vite pour qu’on l’étouffe. Il ne restait plus qu’à éliminer l’usurpateur avant qu’il ne fasse avorter la noble mission de l’Océan ténébreux.

Jake Sullivan s’extirpa du sillon creusé par sa chute. Quand la foudre avait volé vers lui, il avait brutalement modifié la gravité et sa densité pour l’éviter. Jadis, il était tombé sur un train, il avait été piétiné par le dieu des démons ; tout cela n’était rien auprès de cet atterrissage. La quantité de terre qu’il avait déplacée le frappait de stupeur. Le sortilège gravé dans son dos, ce n’était pas de la rigolade.