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— Tu es le roi de l’euphémisme. »

Heinrich empoigna Ian et tous deux se dématérialisèrent une seconde. Quand Ian redevint compact, ses entraves gisaient à ses pieds. Heinrich recommença l’opération avec le chevalier suivant. « Fuyez tant que Sullivan les occupe. Portez ceux qui ne peuvent pas marcher. Sortez par la porte sud. Zhao vous attend sur fleuve, à bord d’une vedette de patrouille. »

Un soldat courut sus à Heinrich avec sa baïonnette, mais, au dernier moment, Wells le fit tomber. L’aliéniste, toujours entravé, avait réussi à lui passer sa chaîne autour du cou et serra pour lui rompre l’échine. Lui non plus n’avait pas accès à sa magie, mais il avait l’air de bien s’amuser. « On se croirait à Rockville pendant une émeute », expliqua-t-il quand Heinrich l’eut libéré.

« Herr Doktor, évacuez ces hommes. Schnell ! Vite ! » Quand tous furent détachés, Heinrich se tourna vers le palais.

« Qu’est-ce que tu fais ? »

Heinrich se pencha, ramassa l’Arisaka tombé à terre et s’élança. « De mon mieux, j’espère. » Il actionna la culasse. « Filez ! »

Le président, ou le type qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, voulut s’échapper en voyageant.

Faye jugea que ce n’était pas du jeu.

Le véritable président avait lui aussi ce pouvoir-là, mais elle savait que tous les actifs n’étaient pas égaux. N’importe qui pouvait se choisir un coin tranquille, bien en vue de son point de départ, pour s’y matérialiser, mais seuls les artistes entraînés accomplissaient des merveilles. Le président, tout omnipotent qu’il avait paru, n’était pas un spécialiste. Faye, si. Et la différence avait coûté ses deux mains au salopard.

Ce président-ci était beaucoup moins malin que l’ancien. Oh oui, il avait des montagnes d’énergie magique et un vilain petit monstre pour l’assister, mais il n’avait jamais travaillé dur, il n’avait jamais dû apprendre à se débrouiller seul face à l’adversité. Tout lui était offert par la pieuvre invisible perchée sur ses épaules, avec des tentacules enfoncés dans ses yeux et ses oreilles. Intolérable.

La bestiole, c’était donc l’éclaireur dont tout le monde parlait, mais les autres ne savaient pas à quoi il ressemblait. On s’attendait à un énorme monstre indestructible, comme la fois précédente. Mais ce truc n’était qu’un fragment de l’entité qui s’était infiltrée partout. Sur Terre, c’était à ça qu’on avait droit ; le reste, gros et dangereux, se trouvait encore sur une autre planète, pas très loin mais impuissant. La petite pieuvre devait trouver un moyen de lui ouvrir la porte. Elle avait laissé les humains se farcir le sale boulot, réunir les actifs dans un grand seau qu’elle allait se vider dans la gueule.

Mais ses plans avaient capoté, et tous les petits bouts épars se rassemblaient. Personne ne l’avait encore compris : la guerre était déclarée. Partout où se planquaient les écorchés, ç’allait être la bagarre. Mais Faye avait d’autres soucis pour le moment. Il fallait avant tout arrêter la pieuvre.

Le nouveau président voyagea à l’instant où Toru abattait sa massue, qui fendit le néant et réduisit en miettes un grand lion en pierre. La carte mentale de Faye était noire de milliers de gens qui cavalaient, mais elle repéra facilement le point d’atterrissage de son adversaire. Il se croyait rapide – il avait sauté sept fois en huit secondes – mais elle lui collait au train.

Elle le rejoignit sur le toit du palais.

Il la vit tout de suite. Le monstre invisible qui le pilotait ouvrit son bec de perroquet sur un sifflement menaçant. L’homme ouvrit une bouche stupéfaite. Il distinguait la magie aussi clairement qu’elle, et il n’en croyait pas ses yeux. « Qu’êtes-vous donc ?

— L’ensorcelée. Le pouvoir m’a choisie. Ton heure est venue. »

Il leva les mains ; une vague de destruction déferla sur elle.

L’énergie fusait plus vite qu’une balle de fusil, mais Faye avait déjà tout analysé. C’était la même magie que celle du moine noir. Elle modifia sa connexion et replia le tout pour s’unir à une autre région du pouvoir. La puissance destructrice la laissa indemne, mais le toit se désintégra. Le président changea de tactique. L’air autour d’elle se refroidit. Il voulait la geler sur place, solidifier le sang de ses veines et faire exploser ses cellules. Faye recourut à la magie de Murmure pour se réchauffer.

Le combat continua ainsi. Il essayait un pouvoir, elle s’adaptait et ripostait. Quand il voulut l’électrocuter, elle résista grâce au talent de George Bolander. Le ciel se zébra d’éclairs. Une rivière de flammes apparut entre eux, qui devint une véritable tornade. Ils renoncèrent, et le feu s’écoula le long de la façade vers la foule terrifiée. Il tenta de l’influencer comme un parleur, et elle lui éclata de rire au nez alors que leur tourbillon de feu faisait exploser le gratte-ciel voisin.

Des démons apparurent autour d’elle. Elle en anéantit un d’un coup de poing, s’appropria le deuxième et lui ordonna de manger le président ; il éclata en grumeaux d’encre noire que Faye réunit à la puissance de son esprit, transforma en balles de fusil et projeta vers le Japonais. Celui-ci durcit sa peau et se guérit rapidement, mais elle se matérialisa près de lui et lui planta dans le cœur l’épée volée. Il repoussa la jeune fille en recourant à un pouvoir de bougeur puis, grimaçant, arracha l’arme de sa poitrine ; elle tomba en cliquetant, et Faye l’envoya s’enfoncer dans la jambe de Saito.

Il rugit et, puisant dans l’énergie environnante, prépara une explosion, mais Faye lui coupa l’herbe sous le pied. L’attaque de boumeur, déviée, toucha le rez-de-chaussée d’un autre immeuble. L’impact fit trembler la ville tout entière. Les quarante étages s’effondrèrent dans un lent grondement de tonnerre et engloutirent une partie de la foule. D’ordinaire, l’éclaireur aurait absorbé la magie des morts, mais Faye le prit de vitesse.

Elle carburait à la mort et à la puissance magique.

L’ennemi, depuis des millions d’années qu’il pourchassait le pouvoir, n’avait jamais affronté d’adversaire aussi redoutable que la petite Faye.

Le toit allait céder. Le président voulut voyager, mais elle était plus rapide, et elle atteignit la zone qu’il essayait d’écrabouiller pour le repousser d’une bonne tape.

« Comment… »

Le toit cédait. Le président se transforma en brute pour survivre à la chute. Faye reprit ses bons vieux réflexes et voyagea.

Ils se retrouvèrent à l’intérieur. Toru et M. Sullivan, au rez-de-chaussée, étaient cernés par les gardes de fer. Les deux hommes passaient de salons en antichambres avec force coups de feu, de massue, de couteau, de pied, éliminant un adversaire après l’autre, laissant derrière eux des tas de cadavres.

Le président atterrit bruyamment au milieu de ses hommes, qui reculèrent d’un bond.

Faye s’arrêta sur la balustrade de la galerie du deuxième étage.

Le président se remit debout pour l’apostropher. Ce n’était pas lui qui parlait mais le monstre qui se cachait en lui depuis longtemps.

« Peut-être me vaincras-tu ici, mais les spores sont partout sur votre planète. Aujourd’hui, tu n’as réussi qu’à hâter l’inévitable récolte. Je suis partout. »

Faye, soudain, fut saisie d’inquiétude. Son pouls s’accéléra ; sa carte mentale tournoyait, comme si le pouvoir voulait la mettre en garde.

Pour découvrir l’origine du problème, elle puisa dans son pouvoir, profondément et plus encore, consommant l’énergie de centaines d’actifs qui venaient de perdre la vie. Elle n’avait jamais osé atteindre une telle intensité, mais elle avait l’appui d’une armée de morts. Sa carte s’élargit jusqu’à couvrir le monde entier. L’excès d’information menaçait de la rendre folle, mais elle voyait tout, chacun des liens entre les hommes et le pouvoir, les liens naturels et ceux contre-nature.