L’un des gardes de fer morts près d’elle à Shanghai était un liseur ; elle lui avait volé son pouvoir. Elle ne l’avait pas encore essayé, mais ça valait le coup. Elle ne connaissait que deux personnes qui avaient vu la forme du sortilège qui l’intéressait. L’une avait la cervelle farcie d’un délirant fatras d’information mais plus rapide que toutes les autres – à part la sienne peut-être. Elle ne réussirait sans doute à rien piger dans cette tête-là, surtout qu’elle n’avait jamais lu dans les esprits. L’autre cerveau était beaucoup plus lent mais beaucoup plus agréable, sans compter qu’il était moins gênant de fouiller dans le crâne d’un intime. Faye ouvrit sa carte mentale et, consommant plus d’énergie que la plupart des actifs au cours d’une vie entière, atteignit le New Jersey.
Francis assommait un écorché de la crosse de son fusil. Il se trouvait sur un chantier, et plein de gens affrontaient les monstres. Satisfaite, elle remarqua que Francis, à lui seul, avait réussi à tuer des tas de marionnettes en les bombardant de briques et de pierres à la force de sa pensée. Elle logea une balle dans la nuque de l’écorché. Il s’en serait sorti tout seul, mais elle était pressée.
« Merci. » Il débarrassa son arme de la substance gluante qui y restait collée puis se tourna pour découvrir qui lui était venu en aide. « Faye ? »
Une seconde seulement, il contempla, effaré, sa dégaine répugnante, puis il courut la prendre dans ses bras et l’embrassa sur la bouche. C’était exquis, mais elle avait une planète à sauver.
Elle décida quand même de ne pas le repousser tout de suite…
Bon, soyons sérieuse. Elle s’écarta. « Francis, il faut que tu m’écoutes.
— Qu’est-ce que tu fais là ? Je suis resté des mois sans nouvelles ! Je ne savais pas si tu étais encore en vie !
— Francis, concentre-toi. » Elle claqua des doigts pour mieux faire passer le message.
« O.K. » Un écorché leur fonçait dessus, mais Francis fit décoller un tuyau de plomb et s’en servit comme d’un javelot pour empaler le monstre et l’envoyer valdinguer au loin. « O.K., j’écoute. Qu’est-ce qui se passe ? » Elle lui montra le ciel. « Doux Jésus ! C’est quoi ?
— L’ennemi arrive. Il faut que tu réfléchisses bien et que tu retrouves le sortilège que tu as conçu, celui qui a englouti Mason Island.
— Le trou noir ? Selon Browning, ce pouvoir-là est celui des nixies. Mais que…
— Laisse tomber. Pense à sa forme. Je l’ai jamais fait, alors applique-toi. »
Francis fronça les sourcils et ferma les yeux.
Faye n’avait encore jamais lu dans les pensées des gens. Par précaution, elle employa l’énergie magique de plusieurs actifs.
Et manqua s’évanouir. C’était pire qu’un direct à la mâchoire.
Elle ne vit pas seulement le sortilège ; elle vit tous les souvenirs qui s’y rattachaient, la rage et l’angoisse à l’idée qu’il ne marche pas, le combat pour la liberté, la mort frôlée, les sentiments intenses quand il avait retrouvé celle qu’il aimait, puis l’effroyable tristesse en lisant sa lettre, parce qu’il l’aimait vraiment. Elle ne put s’en empêcher : elle lut la surface et la couche inférieure, et encore en dessous, tous les espoirs, les forces et les faiblesses, les défauts, les doutes, les échecs, les moments de grandeur et tout le reste. Elle apprit tout ce qu’on pouvait apprendre sur Francis Cornelius Stuyvesant, sur l’homme qu’il était et celui qu’il espérait devenir. Surtout, elle apprit qu’il désirait passer le reste de sa vie avec elle.
Elle revint à la réalité. Francis défaillit. Elle dut le rattraper par le bras. Il saignait du nez suite à la violence de sa lecture magique.
« Tu m’as fait quoi ?
— Oh, Francis. » Elle le serra contre elle. « Si je n’avais pas déjà eu des raisons de ne pas détruire le monde en devenant maléfique, j’en aurais une, là.
— Euh… pardon ?
— J’essaierai de revenir, c’est promis. » Elle le lâcha à contrecœur et repartit dans le Montana.
Le calme régnait toujours dans la cour de la prison. Les projecteurs créaient des ombres noires. Elle n’aurait qu’une seule chance. L’ennemi quittait une réalité, débarquait dans la sienne, mais elle ne le laisserait pas s’installer. Elle l’enverrait ailleurs. Nul ne savait où conduisait le trou noir. Quand elle y avait balancé Corbeau, elle avait à peine entrevu l’intérieur. C’était un lieu terrible d’infinies ténèbres glacées.
Mais le dieu des démons avait eu la force d’en sortir. L’ennemi, même s’il n’avait pas de corps, était beaucoup plus fort. Faye décida donc de créer un sortilège vraiment puissant. Le trou noir précédent avait réussi à engloutir Mason Island. Celui-ci devrait avaler le Montana. Mais, si elle le créait à la surface, ça tuerait des centaines de milliers de gens, peut-être des millions si elle faisait la moindre erreur dans ses calculs mentaux…
Était-ce grave ? Un million de morts pour en sauver des milliards… Le choix était facile. Et puis elle absorberait l’énergie magique de ces millions de morts… Rien ne serait gâché, et elle aurait sauvé tous les survivants. Elle serait une héroïne, révérée par le monde entier.
Faye secoua la tête. Pensées dangereuses. Il fallait qu’elle monte tout là-haut, là où le sortilège ne constituerait pas une menace pour la Terre. Il fallait qu’elle se pointe sous le nez de l’ennemi. Elle ne reviendrait sans doute pas.
Tant pis. Parfois, les héros ne revenaient pas.
Sa carte mentale se chargea des calculs. Elle allait devoir puiser simultanément dans plusieurs types de pouvoirs. Même le président n’avait jamais accompli cet exploit. Oui, elle était capable de passer très vite de l’un à l’autre, mais ça ne suffirait pas. Plusieurs en même temps ou rien. Un échec signifierait sa mort immédiate.
Elle se concentra sur la magie des estompeurs en s’imaginant impalpable comme Heinrich. Ça l’aiderait à résister à la gravité du trou noir. Ensuite, elle fit appel au pouvoir opposé, celui des lourds, et s’imagina aussi douée que M. Sullivan. Avec ça, elle aurait une chance de s’en sortir. Elle activa ensuite l’énergie de Delilah, la brute, et, sachant que son organisme subirait des lésions immédiates, elle demanda le talent de Jane, la grande guérisseuse. Pour éviter de geler instantanément, elle pensa à l’énergie des torches – Murmure et Lady Origami – puis des crépiteurs – M. Bolander. Cerise sur le gâteau : la chance de Barns, qui ne pouvait pas faire de mal.
La peur lui compressait les poumons. Elle plia donc son lien à l’image du pouvoir des parleurs, pour bénéficier de l’intelligence de M. Garrett, et déclara : « Je vais m’en sortir. Je suis vraiment douée. Le pouvoir avait de bonnes raisons de me choisir. » Aussitôt, elle se sentit mieux.
Elle récita une prière muette, leva les yeux sur le monstre qui dévorait le ciel et voyagea plus loin que jamais.
Le néant.
Puis un milliard d’étoiles.
C’était terrifiant. La Terre était à des milliers de kilomètres. L’ennemi était devant elle.
La carte mentale de Faye protestait violemment ; elle la repoussa. Sa magie physique explosa avec la force de dix brutes. Ses tissus durcirent pour former un bouclier impénétrable. Malgré tout, sa peau se nécrosa et les fluides de son organisme menacèrent de s’évaporer. Elle devint plus dense qu’aucun massif avant elle. La magie des guérisseurs s’activa. Les molécules qui s’arrachaient à son corps puisèrent dans le pouvoir des torches pour former une barrière entre elle et le vide.