L’ennemi approchait. Il était inconcevable. Il avait faim. Il avait trouvé le pouvoir ; il attendait cet instant depuis très longtemps. Il n’était pas intelligent, du moins pas d’une façon que Faye pouvait comprendre. L’éclaireur était devenu malin à force de fréquenter les hommes. L’ennemi, lui, ne comprenait que le cycle de la chasse et du massacre. Rien ne le détournerait de son point d’ancrage dans le Montana. Rien d’autre que le cycle ne comptait.
Faye s’apprêtait à le rompre.
Elle plia son lien avec le pouvoir, à toute allure, selon des plans alambiqués. Elle réfléchissait plus vite que quiconque, et elle avait une certitude : si le pouvoir avait choisi pour le défendre une pauvre petite Okie dans une masure au sol de terre battue, c’était dans l’attente de cet instant de perfection.
Faye créa le sortilège. Un trou apparut dans l’espace. De l’autre côté, le néant véritable, à côté de quoi le vide interplanétaire faisait figure de paradis. La fissure s’élargissait.
Pas assez vite. L’ennemi était trop gros. Il devait disparaître entièrement. Elle avait besoin d’une nouvelle porte, aussi vaste que l’ouverture pratiquée par le monstre, assez vaste pour sauver le monde. Le néant devait dévorer l’ennemi tout entier. Il ne devait pas pouvoir s’échapper, jamais. Faye réunit toute la magie qu’elle avait volée, la puissance unifiée de dizaines de milliers de morts, et la dirigea dans le sortilège.
L’univers se déchira.
L’éclair fut visible depuis la Terre. La faille s’ouvrit, béante, et s’élargit. Trop vite. Faye s’y sentait aspirée, si fort que même son pouvoir de voyageuse ne suffisait pas à y échapper. Elle eut recours à la maîtrise gravitationnelle des lourds ; en vain. Au talent des estompeurs… mais la faille dévorait même la lumière.
L’ennemi avançait, imperturbable, vers son festin.
Mais la piste qu’il suivait plongeait dans la faille. Le trou noir qui avait englouti Mason Island n’était rien à côté. Celui-ci faisait la taille d’un pays.
L’ennemi vit le piège – trop tard. Le portail d’où il venait disparaissait dans le néant infini. Faye comprit sur quoi s’ouvraient les trous noirs : sur l’univers où irait le pouvoir s’il mourait.
L’enfer.
Faye allait mourir elle aussi, elle le savait, mais ce n’était pas cher payer pour voir la stupéfaction de l’ennemi à l’instant de tomber dans le néant éternel.
Ciao, saloperie.
Elle réussit à ne pas basculer dans la faille, qui atteignit sa taille maximale et se mit à rétrécir. Heureusement : plus grande, elle aurait englouti tout l’univers, et Faye aurait eu l’air maligne.
Elle vacillait au bord du vide ; plus le trou se refermait, plus il exerçait une attraction brutale. Elle brûlait toutes les magies imaginables, mais elle avait épuisé son énergie propre ainsi que celle volée par la malédiction. Elle serait incapable de voyager.
Au moins, je ne me suis pas ennuyée.
Soudain, le pouvoir lui parla. Non pas avec des mots, mais il était près d’elle, il la regardait, il compatissait à sa peur, à sa douleur, à sa tristesse, il sentait son espoir et admirait l’étrange espèce animale à laquelle il s’était uni.
Il lui était reconnaissant, car le cycle était brisé. L’humanité avait accompli l’impossible.
Il lui offrit donc une issue.
Le choix fut aisé.
Drew Town (New Jersey)
Francis, allongé au sommet du château d’eau, visait soigneusement. Les écorchés étaient capables de pointes de vitesse stupéfiantes ; il recourait aux mêmes tactiques que pour la chasse au lièvre. Il pressa la détente et le Enfield aboya. L’écorché trébucha et tomba dans un trou qui attendait des fondations. « Dans le mille ! » Il actionna la culasse et chercha d’autres cibles, sans succès. Ayant appris à ses dépens que les monstres étaient coriaces et remarquant une bétonneuse encore en marche, il en souleva le levier avec son pouvoir afin d’engloutir sa victime. Ça devrait suffire.
« On y arrive ? » cria Pemberly Hammer.
Jane sortit de derrière la voiture qui lui avait servi de bouclier. Elle tenait sa Thompson favorite. « Je pense que c’est bon. »
Dan rejoignit sa femme. « On les a tous eus, je crois. »
Ils se battaient depuis une heure. La ville s’était réveillée. La plupart des habitants s’étaient enfuis ; beaucoup néanmoins étaient restés se battre. La plupart étaient morts. Ensuite, les cadavres s’étaient relevés en retirant leur peau pour se retourner contre les chevaliers. Francis était à court de munitions et bientôt de pouvoir mais, pour le moment, tout était calme.
Il entreprit de descendre par l’échelle. Tout alla bien jusqu’aux trois quarts de la hauteur, quand il dérapa sur un barreau glissant et tomba comme une pierre. Il atterrit les fesses dans une flaque de boue, se releva en poussant un chapelet de jurons et examina son fusil pour s’assurer qu’il n’était pas bouché. « Je n’ai rien vu, mais ouvrez quand même l’œil.
— Tous ces blessés ! s’écria Jane. Je les sens autour de nous. Il faut que j’aille m’occuper d’eux.
— Je t’accompagne, fit Dan. La police est arrivée, mais je ne te lâche pas d’une semelle.
— Chéri, tu es si chevaleresque. »
Des phares et des sirènes déboulaient sur la route qui menait à la ville nouvelle. Francis s’appuya au capot d’une voiture. « Quelle nuit, Hammer ! Promettez-moi de filer dire à votre patron qu’il est complètement idiot.
— Volontiers. Vous avez remarqué la drôle de lumière dans le ciel ? C’est quoi, à votre avis ? »
Il leva les yeux. Ça ressemblait à une aurore boréale. « C’est Faye qui s’exprime.
— Comment le savez-vous ?
— Une intuition. » Quand elle avait lu ses pensées, si brutalement qu’il avait mal au crâne comme après une nouba de trois jours, elle lui avait laissé dans le crâne un peu d’elle-même. Il avait compris l’enjeu véritable de cette guerre. Les hommes aimaient se dire que leur petite amie était la femme la plus importante du monde. Dans son cas, c’était la pure vérité.
« Elle va bien, vous pensez ?
— J’en suis sûr. »
Hammer hocha la tête. Elle savait que Francis était sincère. « Il faut que je fasse mon rapport aux flics. Il y a peut-être d’autres écorchés dans les parages. » Elle tendit la main, et pas comme une élégante un peu coincée, non : honnête, directe. Francis la serra. « Merci de votre paranoïa hautaine.
— Merci de votre agressivité bornée.
— À votre service. » Elle lui sourit et s’en fut à la rencontre des voitures qui se garaient.
Francis leva les yeux vers le ciel bizarrement illuminé. « Allez, Faye… »
CRAC. Un vacarme assourdissant, comme si la foudre tombait à ses pieds. Un impact brutal le fit reculer.
Il pivota, fusil levé, mais se figea aussitôt. « Faye ! » Entourée d’un halo crépitant de pouvoir pur, elle éblouissait comme une lampe à souder. Il leva les mains pour se protéger les yeux. « Faye ! »
La magie vacilla puis disparut. La lumière aussi. Ses oreilles bourdonnaient.
Elle eut un pauvre petit sourire. « Il m’a donné le choix… » Elle tomba à genoux.
Francis se précipita. Elle semblait sur le point de s’évanouir. Il la retint de justesse. « Qu’est-ce qui t’arrive ? Quel choix ? »
Elle avait les yeux fermés et dodelinait de la tête. « Le pouvoir. Il m’a offert le monde. J’aurais pu tout avoir. Je pouvais contrôler la Terre, la diriger et protéger le pouvoir pour l’éternité. »