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« Monsieur Stuyvesant, vous mentionnez votre ami, maltraité par mon prédécesseur en dehors de toute légalité. Il s’appelait Heinrich Koenig, me semble-t-il, un immigré allemand… Est-ce bien cela ?

— C’est cela, monsieur, répondit Dan.

— C’est celui dont tous les journaux ont publié la photographie, ajouta Francis d’un ton faraud. Vous savez, celle où il affronte l’énorme démon gouvernemental.

— Oui. La fameuse image de l’estompeur muni d’une pioche. Une photographie fort touchante, d’autant qu’elle a été prise à quelques pas d’ici. Néanmoins je ne peux m’empêcher de me demander… Monsieur Garrett et monsieur Stuyvesant nous répètent sur tous les tons que les actifs ne sont pas plus dangereux pour le tissu social américain que n’importe qui d’autre, qu’aucun actif ne prépare de complot insurrectionnel contre les États-Unis… Mais, dans ce cas, où se trouve votre cher monsieur Koenig ?…

— Je n’en ai aucune idée. » Francis mentait sous serment. Le chef du BCI connaissait déjà la réponse à cette question, il l’aurait parié, surtout depuis que Sullivan avait tenté en vain de convaincre le gouvernement de l’existence de l’éclaireur. Oui, il venait de mentir. Tout plutôt que prévenir l’Imperium de l’arrivée de ses amis.

« Pardonnez-moi, je n’avais pas fini. Je me demandais où se trouvaient monsieur Koenig… et plusieurs dizaines d’autres actifs très puissants, dont le tristement célèbre Jake Sullivan, le lourd, ancien ennemi public numéro un. Certains ont été vus alors qu’ils embarquaient à bord d’un vaisseau de guerre expérimental lourdement armé, fourni par le conglomérat Blimps & Fret. Une entreprise – je le précise en passant – dont vous êtes le P.-D.G. »

Hoquets et murmures s’élevèrent de plus belle, et les journalistes se mirent à griffonner des notes dans leurs calepins. Le nouveau coordinateur se rengorgea.

Je me demande si je suis vraiment doué à ce jeu, songea Francis.

Après s’être frayé un chemin dans la foule de journalistes et de caméras, Francis et Dan descendirent les marches du Capitole.

« Ça s’est plutôt bien passé, dit Francis.

— On n’a pas dû assister à la même réunion, grogna Dan. Ce Donovan t’a avalé tout cru. »

Francis sourit. « En ce moment, quand j’ai affaire au gouvernement et que je m’en tire sans qu’un salopard sur le modèle de Corbeau m’ait cassé le nez, je considère ça comme un triomphe.

— Heureusement, il t’a interrompu avant que tu te sois enferré. Après tout, il n’a révélé aucun secret. » L’esplanade était encore en travaux. Les bâtiments qui la bordaient devaient être réparés ; il avait même fallu en abattre certains. Des trous béants bordés de palissades remplaçaient plusieurs monuments historiques. « Quand on pense que, la dernière fois que je me suis retrouvé ici, j’ai failli me faire piétiner.

— Et plus maintenant, peut-être ? » Les traces des immenses griffes défiguraient le Washington Monument : personne n’avait encore trouvé comment réparer ces dégâts-là. Bien sûr que les gens ont peur.

Dan soupira. « Ce n’est plus le même béhémoth, mais on va quand même finir écrabouillés.

— Quel manque d’optimisme ! » Mais comment le reprocher à Dan ? Bientôt, la loi exigerait de tous les magiciens d’Amérique qu’ils portent un brassard les identifiant comme actifs et précisant quel pouvoir ils maîtrisaient, au nom de la sécurité publique. « Tu commences à parler comme Sullivan… ou, pire, comme Heinrich. Viens, allons boire un coup. J’ai eu ma dose d’inepties pour la journée. »

Une voiture les attendait dans la rue, mais ce n’étaient ni le véhicule ni le chauffeur habituels de Francis. Ce nouveau chauffeur était bien trop joli : une grande femme sculpturale qui essayait en vain de dissimuler sa beauté derrière des lunettes noires et un grand chapeau.

« Bonjour, messieurs. » Elle indiqua la portière ouverte d’une Chevrolet banalisée du gouvernement. « Une personne importante vous demande une minute d’entretien.

— Pemberly Hammer ! » Si Dan était surpris de la voir, il le cachait derrière une désinvolture très convaincante. « Quelle délicieuse rencontre. »

Elle souleva son chapeau en direction du parleur. Entre ce couvre-chef, la perruque platine et les lunettes, aucun journaliste ne risquait de reconnaître la célèbre espionne devenue agent du Bureau. « Monsieur Garrett… » Elle parlait d’une voix douce avec une pointe d’accent de l’est du Texas. « Enfin, très cher, vous savez bien qu’il ne sert à rien de me mentir. » Hammer était une juge, capable donc de toujours discerner la vérité. Les mensonges ne l’atteignaient pas.

« Un point pour vous. Vous voir n’est pas un plaisir. C’est inquiétant, pour être honnête… Jolie voiture. Moins jolie que la Ford que je vous connaissais. » C’était une pique, et pas très subtile, car Dan était partiellement responsable de la destruction de cette Ford par un garde de fer.

« Ma foi, avant qu’il ne disparaisse des radars, Sullivan m’a câblé la somme nécessaire pour remplacer la voiture qu’il a volée.

— Il l’avait promis.

— C’est de sa faute si elle a fini sur le toit. » Hammer sourit. « Vous rendez-vous compte ? Un homme qui tient sa parole !

— Jake la tient toujours. C’est un type comme on n’en fait plus. Aussi fiable que la gravité.

— Ouais. Ce bon vieux Jake. Mais, au fait, où est-il parti, avec son vaisseau de guerre flambant neuf ?

— Questionnez votre patron. Il nous a refusé l’aide que Jake lui demandait.

— À moi, il n’a rien demandé, précisa-t-elle en pinçant les lèvres.

— Passons aux choses sérieuses. Agent Hammer… » Francis ne la connaissait pas bien. Sullivan s’en était porté garant, et elle avait participé à l’opération de sauvetage sur Mason Island, mais, à présent, elle travaillait pour J. Edgar Hoover, et Francis n’était pas assez stupide pour se fier à Hoover ou à ses employés. « Où est Sidney ?

— Votre chauffeur a été sommé de déguerpir, monsieur Stuyvesant. Il a protesté, mais j’ai sorti mon insigne et il a dû circuler. Je vous ai déjà dit que j’adorais faire ça ? Ne vous inquiétez pas, je vous reconduirai à votre hôtel pour l’heure du dîner. En attendant, j’ai besoin que vous me suiviez. Affaires d’État top secrètes, tout ça. Vous connaissez la musique.

— Oui, je connais la musique. » Francis leva un bras face à la rue. « Taxi !

— D’accord, d’accord. » Hammer baissa le ton. « Écoutez. Je sais que mon patron et vous avez eu des relations difficiles, mais, cette fois, pas d’entourloupe.

— Je ne suis pas d’humeur, ma petite dame. Je n’ai aucune confiance en vous.

— C’est le BCI qui vous a enlevé, pas le BI.

— Des lettres tirées du même alphabet.

— Dire que c’est moi qu’on envoie vous chercher parce que j’ai de bonnes relations avec le Grimnoir… » Hammer soupira. « Si seulement vous lisiez dans mes pensées, Dan, ce serait déjà réglé, vous sauriez que je dis la vérité. Un parleur, c’est capable d’y arriver, non ?

— Plus ou moins. Je perçois des sensations, je trouve des prises sur les émotions de mon vis-à-vis pour l’influencer, je sens s’il hésite ; en consommant beaucoup d’énergie magique, je capte des fragments d’images venus de pensées superficielles… Je ne me le permettrais pas avec vous, bien sûr. Ce ne serait pas galant.

— Et puis je vous tirerais une balle dans le genou si vous veniez farfouiller dans ma tête, bien sûr. » Hammer tapota le renflement en forme de revolver sous son chemisier à fleurs. « Mais nous perdons notre temps. Allez-y. Rendez-vous compte de ma sincérité. Il faut nous éloigner de ces journalistes avant qu’ils décident de me prendre en photo. Il est très important que vous me suiviez.