— Soit. Mais ne dégainez pas ce Colt, je tiens à mes rotules. » Dan ferma les yeux. Il était le meilleur des parleurs et, d’ordinaire, on ne se rendait pas compte qu’il employait sa magie. Mais, à présent, toute subtilité oubliée, il passait en force. Il rouvrit des yeux ébahis. « Vous êtes sérieuse, Hammer ?
— Parfaitement sérieuse.
— Vous auriez dû le dire au début. Merde… Monte, Francis.
— Elle est réglo ?
— Elle est réglo. » Dan était tendu. « Monte, vite. »
Leur destination était toute proche, mais Hammer tint à rouler un moment pour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis. Elle finit malgré tout par les conduire à la Maison Blanche.
« C’est une blague, marmonna Francis.
— J’ai bien peur que non. » Hammer s’arrêta devant le portail. Les responsables tenaient à la discrétion, mais c’était l’armée qui assurait la sécurité du Capitole depuis l’attaque du démon. Des soldats dévisagèrent Hammer et épluchèrent ses papiers pendant que leurs collègues examinaient Francis et Dan avec attention, puis on leur fit signe d’avancer. Ils étaient attendus.
Francis avait déjà assisté à des réceptions à la Maison Blanche. Son père avait été un ambassadeur très influent, ses oncles étaient sénateurs ou gouverneurs et, bien sûr, le grand-père Cornelius achetait des hommes politiques comme un fermier des cochons aux enchères. Cela dit, un entretien privé avec le président des États-Unis avait quelque chose d’intimidant.
« Tu me laisseras parler, exigea Dan.
— Je ne merderai pas.
— En effet, parce que je vais t’assommer, te ligoter et te planquer dans le coffre. Tu crois que je plaisante ? Ravale-moi ce sourire. Tu ne pourras pas lui hurler des horreurs comme à un petit député de Trou-du-cul-du-monde au Dakota du Nord.
— Dan, je ne me lasse jamais de vous voir inquiet, gloussa Hammer.
— La ferme. Vous savez très bien ce que Carr avait prévu de faire subir aux actifs du pays. Vous avez vu les preuves récupérées par Faye sur Mason Island. Pensez-vous vraiment que Carr était le seul ? Pensez-vous qu’il était le seul au gouvernement à estimer que l’Imperium et les Soviets prenaient de bonnes décisions ? »
Le sourire de Hammer s’évanouit. Elle savait bien que Dan avait raison. Tous les actifs le savaient au fond d’eux. « J’espère qu’on n’en arrivera pas là.
— Vous espérez qu’on n’en arrivera pas là ? cracha Francis. On en est arrivé là dans tout le reste du monde.
— Vous êtes un détecteur de mensonges ambulant, renchérit Dan. Dites-moi ce que vous entendez vraiment quand ils dégoisent leurs histoires de sécurité publique, de protection des citoyens, de contrôle des actifs pour notre bien. Je n’ai pas votre don, mais je suis très doué pour embobiner les gens, et, quand on essaie de me rouler dans la farine, je m’en aperçois.
— Eh bien… » Elle soupira. « J’entends beaucoup de gens qui n’y comprennent rien. Comme ils ont peur, ils veulent agir, mais ils ne connaissent rien à la question, alors leurs propositions ne tiennent pas debout. J’entends aussi des tas de menteurs animés de mauvaises intentions qui cherchent à profiter des naïfs… Honnêtement, ça me terrifie. » Hammer arrêta la voiture. Des hommes les attendaient. « Voilà, on y est. »
Quelqu’un ouvrit la portière de Francis. « Bienvenue, monsieur Stuyvesant. Veuillez nous suivre. »
Quand Dan fit mine de sortir lui aussi, sa portière fut retenue par un autre employé. « Pardonnez-moi, monsieur Garrett. Le président désire rencontrer monsieur Stuyvesant en tête à tête. »
C’était inattendu.
« Et merde, grogna Dan. Évite vraiment de te vautrer.
— Ne t’en fais pas, Dan. Je vais m’en tirer.
— Francis ! Attendez ! » Hammer se tourna vers le jeune homme. « Bonne chance. »
Francis avait entendu dire que le Bureau ovale allait être rénové, mais ça n’avait pas encore été fait, ou alors ça ne sautait pas aux yeux : c’était le même décor qu’au cours de ses visites précédentes. À part qu’on avait renforcé la sécurité, la Maison Blanche n’avait pas beaucoup changé depuis que, tout jeune, il y avait accompagné son grand-père qui venait voir Wilson. Wilson, il s’en souvenait à peine : un grand type un peu effrayant, comme un épouvantail au cuir tanné. À la décharge de Francis, il n’était qu’un gosse à l’époque.
Il échangea un regard avec un homme qui sortait du Bureau ovale. Cette tête lui disait quelque chose. « Monsieur Stuyvesant, dit le type en inclinant la tête. Ravi de vous voir ici. » Ils échangèrent une poignée de main décidée. Grand, sinistre, l’air d’un banquier. Francis connaissait des tas de banquiers. Pourtant, ce n’était pas dans une banque qu’il avait vu cet homme, mais à la une d’un journal. « Je suis Nathaniel Drew. »
Ils fréquentaient les mêmes milieux sociaux, mais Francis n’y passait plus guère de temps. « L’architecte ?
— Je me considère plutôt comme le concepteur des agglomérations concertées de l’avenir.
— Naturellement. Vous êtes un visionnaire, dit-on. » C’était la version polie de : « Vous êtes un collectiviste intransigeant persuadé que je dois donner le plus clair de ma fortune à l’État sous prétexte de progrès. » Mais Drew était aussi un engrenage connu, ce qui expliquait qu’il s’entretienne avec le président. Il portait d’ailleurs, par-dessus sa manche de veston, un brassard blanc marqué de l’engrenage stylisé. Francis fronça les sourcils. Ces brassards allaient être imposés par la loi d’enregistrement des actifs : l’architecte faisait de la lèche à Roosevelt, et Francis détestait les lèche-bottes. « Ces brassards ne sont pas encore obligatoires.
— Oh, ça ? » Drew regarda le bout de tissu. « Je soutiens les propositions de Franklin et je souhaite montrer l’exemple à nos frères.
— Non, mais sérieusement…
— Faciliter l’identification favorise la sécurité et améliore les relations des actifs avec le grand public. »
Les engrenages jouissaient d’une popularité universelle. Bien sûr que Drew était prêt à afficher son talent, mais un pauvre hérisseur qu’on traiterait de monstre, ou un liseur qui deviendrait paria… « Plutôt crever que porter ce machin. C’est le bétail qu’on marque.
— Chacun est libre de ses opinions. » Drew s’arracha un sourire.
« Oui… nous sommes en démocratie. Pour l’instant. Enchanté d’avoir fait votre connaissance, monsieur Drew. Peut-être vous contacterai-je la prochaine fois que le CBF aura besoin d’un gratte-ciel.
— Je regrette, mais toute mon activité est absorbée par des projets humanitaires altruistes et je ne peux m’occuper d’intérêts commerciaux. Mais, je vous en prie, je partais… » L’architecte s’écarta. « Je ne veux pas vous retenir. » Des employés l’entraînèrent tandis qu’on faisait entrer Francis dans le Saint des Saints.
Franklin Roosevelt attendait assis derrière son imposant bureau. « Bonjour, Francis. Ça fait longtemps. » Le président lui tendit la main sans prendre la peine de se lever. Francis la lui serra fermement, en espérant que sa paume ne soit pas trop moite.
« Bonjour, monsieur le président. »
L’appariteur s’empressa de sortir en refermant la porte. Les deux hommes étaient seuls. Roosevelt, l’air bienveillant, lui souriait avec un regard complice, mais Francis, qui avait grandi au cœur de la bagarre au couteau qui tenait lieu de vie politique à New York, où les familles riches jouaient les machiavels, n’était pas dupe. Ce type impitoyable et déterminé avait gagné le respect réticent de grand-père Cornelius, le pire salopard de tous les temps. Impossible donc de se fier à lui.