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« La dernière fois que nous nous sommes vus, lors d’une soirée de gala organisée par votre père, vous vous apprêtiez à partir faire vos études à Boston. Comme le temps passe !

— En effet, monsieur. » À l’époque, les principales préoccupations de Francis étaient de coucher avec les plus jolies filles et de dégoter le meilleur alcool de contrebande. Depuis, il s’était enrôlé dans une guerre secrète, avait tâté du complot, de l’espionnage et de la bataille contre des puissances magiques hostiles, avait perdu des amis chers, essuyé des coups de feu, des coups de poing, et, après un bref passage en prison, avait fini à la tête d’une des premières entreprises mondiales. À bien des égards, il restait un tout jeune homme, mais il avait bien occupé ses récentes années. « En effet. »

Le président lui désigna l’une des chaises à haut dossier disposées devant le bureau. « Nous devions nous rencontrer à Miami, avant le malencontreux événement… Asseyez-vous, je vous en prie. »

Francis obtempéra. Le siège était très inconfortable. Peut-être par calcul. Roosevelt fumait et poussa vers lui une boîte en or, mais Francis refusa poliment. « Je n’ai jamais eu l’occasion de vous remercier personnellement pour ce que vous avez accompli en Floride. Vous et votre ami allemand, monsieur Koenig, m’avez sauvé la vie.

— Ce n’est rien. Nous avons tous été très occupés depuis. » L’assassin avait frappé avant que le Grimnoir ait pu réagir, mais, si Heinrich, l’estompeur, ne s’était pas enfoncé avec Roosevelt grièvement blessé dans les marches du perron, Zangara aurait réussi son crime avec la seconde explosion magique. « Allez-vous bien ? On murmure que les guérisseurs n’ont pas pu… »

Roosevelt agita la main. « Non, non. Je vais très bien, je vous l’assure.

— Heinrich et moi sommes très heureux d’avoir pu être utiles.

— Bien sûr. Permettez-moi donc de vous remercier aujourd’hui. Miami n’était qu’un préambule. Notre nation est en crise. Je dois guider le pays dans des eaux houleuses. La situation était déjà grave, avec une population désespérée, couverte de dettes, mais elle s’est aggravée à cause de ces assassins et de leurs machinations à tiroirs. Sans vous, la plus terrible de ces machinations n’aurait pas été déjouée. »

Et pourtant le Grimnoir continuait de passer pour le méchant de l’histoire ; si la société secrète n’avait pas servi de bouc émissaire, les drames récents n’auraient pas eu lieu. « Il serait bon de vous l’entendre dire en public. »

Le président eut un petit rire, alors que Francis ne plaisantait pas. « Vous me rappelez votre père. Il aurait eu la même attitude. Il était emporté, impulsif quand nous étions jeunes, mais un pilier du parti démocrate. » Francis hocha la tête. Lui-même était républicain, mais uniquement parce qu’il avait choisi la voie opposée à celle de son père. « Vous a-t-on déjà dit combien vous lui ressemblez ? »

Pas récemment, Dieu merci. On prétendait aussi qu’il ressemblait à Cornelius à l’époque où celui-ci était encore mince. « Je ne pense pas que vous m’ayez convoqué pour deviser de ma famille.

— Certes non. » Le sourire de Roosevelt s’effaça trop vite pour avoir été sincère. Même si Francis avait contribué à lui sauver la vie, il s’agissait à présent de politique. « Je ne dois pas oublier que vous êtes un titan de Wall Street, un capitaine d’industrie. Votre temps est très précieux.

— Je ne voulais pas vous froisser, monsieur le président.

— Non, vous avez raison. Le temps presse, et chaque journée qui passe sans que mes propositions ne soient acceptées aggrave la situation. » Les masques étaient tombés. Francis avait désormais face à lui l’homme qui tenait à marquer les actifs comme des animaux. « J’ai eu vent de votre témoignage, tout à l’heure. »

Quand les journaux du soir sortiraient de chez les imprimeurs, le monde entier découvrirait ses propos enflammés. « Je maintiens mes déclarations.

— Il serait sage de faire preuve de modération. Vous ne vous attirez guère d’amis.

— S’ils n’aiment pas la vérité, je n’aspire pas à leur amitié.

— Tout de même, dans cette ville, on ne peut pas se passer d’amis.

— Quelle tragédie. Avec qui jouerai-je au bridge ? »

Roosevelt gloussa. « S’il faut en passer par là… laissez-moi mettre les points sur les i, jeune homme. J’en sais long sur votre “société”. Je connais votre manifeste et votre programme. Vous vous prenez pour des chevaliers en croisade contre la tyrannie. Je vous comprends, et le sentiment vous fait honneur.

— Merci, monsieur.

— Cela dit, j’ai l’impression que vous ignorez l’ampleur de ce qui nous menace. Notre nation vacille au bord de la ruine, et le monde aux frontières du chaos. J’ai hérité d’une situation catastrophique. Nos industries et notre commerce vont mal, notre peuple est affamé, pauvre et, avant tout, terrifié par les événements de Mar Pacifica, de Miami et de Washington. Nous devons prendre des mesures fermes et résolues pour montrer à tous que nous sommes déterminés à empêcher que d’autres drames ne se produisent. »

Francis serra les dents pour ravaler sa colère. « J’ai appris vos propositions. Je ne crois pas qu’elles aient les résultats sur lesquels vous tablez.

— Et, là-dessus, nous sommes en désaccord. Je pense, moi, qu’elles assureront notre liberté et notre sécurité. »

Là, Francis craqua. « Écoutez, je ne suis pas un péquenaud à convaincre par une causerie radiophonique. Que voulez-vous donc ?

— Le peuple américain a le droit de se savoir protégé de la menace magique.

— La menace magique ? » cracha Francis.

Roosevelt sourit. « Je comprends que ce terme vous déplaise, mais le problème ne vient pas des gens comme vous. Vous êtes dans le camp des gentils, Francis. Vous pourrez vivre votre vie et mener vos affaires sans entraves particulières. Toutes les autres grandes nations ont pris, ou s’apprêtent à prendre, des mesures destinées à mieux protéger et mieux utiliser leurs actifs. Nous sommes à un moment clé de l’histoire. L’Amérique doit y participer.

— Comme l’Imperium et ses écoles-salles de torture ?

— Bien sûr que non ! protesta Roosevelt, offusqué. Ça, c’est de la barbarie. Mais vous soulevez un point important qui, me semble-t-il, vous échappe. La guerre est sur le point d’éclater. Une guerre mondiale. Je sais que vous en êtes plus conscient que vos concitoyens. Votre entreprise construit des vaisseaux de guerre, et je sais qu’une vendetta personnelle vous oppose à l’Imperium. Si la guerre n’éclate pas demain, elle éclatera du moins d’ici à dix ans. Les Soviets louchent sur une Europe vulnérable, et nous savons vous et moi que l’heure approche d’un conflit contre l’Imperium dans le Pacifique.

— Je ne vous contredirai pas là-dessus. Je m’étonnerais qu’on tienne même si longtemps. » Francis se pencha en avant. Roosevelt savait pertinemment qui était à l’origine de Mar Pacifica, même si, le pays n’étant pas prêt au conflit armé, son président ne l’admettrait jamais. On continuait à accuser des actifs anarchistes. « Nous courons à la guerre, oui, et à une guerre de grande envergure.

— Cela ne peut avoir échappé à un élève du général Pershing. La marine, j’en suis certain, va commander de nombreux dirigeables au CBF… Pourtant, même si notre armée se renforce, les deux nations que j’évoquais ont déjà mobilisé leurs actifs et développé leur potentiel magique à des niveaux pour nous inégalables. Vous n’ignorez rien de la bataille d’Amiens. Vous savez qu’un régiment d’actifs est redoutable. Nous sommes en pleine course aux armements, et l’Amérique cherche encore la ligne de départ.