« Voyageuse » (CBF)
Buckminster Fuller n’avait pas l’air d’un engrenage épanoui. « Monsieur Sullivan ! Monsieur Sullivan ! Vous avez un moment ? »
Sullivan, par malheur, n’avait pas franchi l’écoutille à temps pour éviter le supergénie. Le pouvoir choisissait les engrenages parmi les plus brillants cerveaux. Tous étaient intelligents, même sans devoir puiser dans leur talent, mais certains recevaient leur don à l’âge adulte, et ceux-là se révélaient particulièrement folkloriques. « Oui, Fuller ?
— Je dois vous faire savoir que ces conditions de travail sont extrêmement dangereuses. Je m’occupe de manipulations magiques potentiellement létales et de produits chimiques hautement toxiques dans un laboratoire grand comme un mouchoir de poche, et à cinq pas d’une enveloppe gonflée d’hydrogène explosif ! Mes quartiers sont inadaptés à tout séjour régénératif. Je les partage avec un pirate. Un pirate ! Mais ce n’est pas le pire. Oh non. Le pire, c’est qu’il ne s’agit pas ici d’une expédition scientifique. Vous avez transformé ce dirigeable en vaisseau de guerre. Un véhicule conçu pour la mortitude !
— La mortitude ? » Sullivan pencha la tête. « Ce mot existe ?
— Bien sûr ! La mortitude. C’est-à-dire les armes et les appareils qui s’opposent à la vivitude, ce qui est profitable au vaisseau Terre ! Et ne tentez pas de tout embrouiller, monsieur Sullivan.
— Pour rien au monde je ne voudrais… embrouiller quoi que ce soit. Francis ne vous paie pas une fortune pour travailler ici ?
— J’ai besoin de ces fonds pour optimiser l’œuvre de ma vie, mais n’oubliez pas votre promesse : ce voyage doit me fournir des occasions inespérées d’élargir mes recherches magiques.
— Ouaip.
— Ceci est un engin de destruction peuplé de barbares violents et frustes.
— Ouaip. »
Fuller fulminait. « Je ne jouerai aucun rôle dans une entreprise destinée à ôter la vie de… »
Sullivan l’interrompit en levant sa grosse patte. « O.K. Écoutez-moi. Je tiendrai promesse. Vous allez voir des manifestations magiques qu’aucun Occidental n’a jamais vues, et si… si on a de la chance, d’autres que personne n’a jamais vues. On a besoin de vous. On a besoin de votre gros cerveau et de votre capacité à voir la magie. Sinon, toute la vivitude, ou je ne sais pas quoi, présente sur le vaisseau Terre va se faire dévorer. Pigé ? »
L’engrenage hocha lentement la tête. « Je peux comprendre la nécessité de protéger la permanence biologique de la vie intelligente, mais j’exige de savoir où…
— Non. Secret. Vous assisterez au briefing comme tout le monde. » Sullivan tapota l’épaule du scientifique. « Ne vous rongez pas les sangs. Toutes les grandes expéditions scientifiques comprenaient des hommes armés. Lewis et Clark. Magellan. Bordel, même Charles Darwin avait un Colt Walker à bord du Beagle.
— Ah bon ? »
Sullivan n’en savait rien. Il venait de l’inventer. « Mais oui. Vous êtes en bonne compagnie. Il faut que je trouve le capitaine. » Il s’empressa de descendre l’échelle sans laisser à Fuller le temps de répondre. Voyant que celui-ci ne faisait pas mine de le suivre, il poussa un soupir de soulagement.
La Voyageuse était le dirigeable le plus moderne jamais fabriqué à Detroit. À l’origine prévue pour servir de banc d’essai technologique, et pour donner au CBF une chance de battre le record du monde d’altitude, elle avait une vitesse et une manœuvrabilité stupéfiantes et pouvait entreprendre des vols incroyablement longs. C’était l’union parfaite de l’ingénierie mécanique et du savoir-faire magique. Ce prototype était, selon Francis Stuyvesant, P.-D.G du conglomérat Blimps & Fret, « l’avenir du voyage aérien ».
Cela dit, Fuller n’avait pas tort : la Voyageuse n’avait pas été conçue pour la guerre. John Browning et un équipage de pirates créatifs mais tordus avaient eu trois mois pour l’adapter. Browning était le plus grand spécialiste mondial des armes et, vu sa taille relativement réduite, la Voyageuse se retrouvait lourdement armée. Fuller, avec la dernière véhémence, avait refusé d’employer son pouvoir à des fins offensives, mais, pour les systèmes de défense et de protection magique, c’était un génie. En théorie, la Voyageuse pouvait voler plus haut, plus vite et plus loin, par plus mauvais temps, que tout autre dirigeable de l’histoire.
Bob Southunder et ses pirates avaient réussi à harceler la plus grande armée du monde à bord d’un simple zeppelin de la Grande Guerre retapé à coups de pièces détachées et de créativité. Disposant d’une usine du CBF, Southunder avait apporté de lourdes modifications à sa Voyageuse, parfois à l’encontre des recommandations des ingénieurs. C’était l’affrontement de la théorie et de l’expérience pratique, mais, comme, en cas d’explosion, ce serait Southunder qui tiendrait la barre, Francis avait globalement soutenu celui-ci.
L’une de ses exigences avait été de remplacer l’hélium par l’hydrogène, comme dans l’Imperium. L’hélium était moins dangereux mais il produisait une poussée plus faible et, là où les conduirait leur mission, il serait rare. Selon Southunder, les crépiteurs de l’équipage pourraient alimenter des machines capables d’extraire l’hydrogène de l’eau, pour gonfler l’enveloppe et servir de carburant. Et, si une catastrophe se produisait, on avait des torches pour parer au pire.
On avançait lentement dans les coursives étroites. La Voyageuse avait deux enveloppes à blindage léger constituées de plusieurs compartiments. Chacune faisait presque trois cents pieds de long, avec une superstructure qui reliait les deux et un poste de commande blindé à l’avant. Pour Sullivan, qui n’y connaissait pas grand-chose, elle ressemblait en plus gros au Tempête : un bien beau vaisseau, pour le peu de temps qu’il avait passé à bord avant qu’il ne tombe en vrille pour s’écraser au milieu de la Californie. C’était comme deux ballons de football américain placés côte à côte, avec des ailerons et d’énormes moteurs à l’arrière.
Ces moteurs… Ils sortaient d’un magazine de science-fiction. Admirables et terrifiants tout à la fois. Sullivan n’avait jamais vu, ni surtout entendu, rien de pareil. Leur rugissement coupait le souffle. Francis les appelait turboréacteurs. Ils étaient l’œuvre d’un engrenage britannique du nom de Whittle, employé par la R&D du CBF. Par lui, Sullivan avait appris que les Anglais appelaient leurs engrenages « crânes d’œuf » : ça ne sonnait pas très impressionnant pour un gars qui avait conçu un moteur capable d’engloutir un homme et de recracher des confettis – ce regrettable incident avait coûté la vie à un ingénieur lors des premières phases de test. Le capitaine Southunder avait traité ces moteurs de créations du diable, jusqu’au premier vol d’essai. Depuis, il chantait leurs louanges. La Voyageuse était pure vitesse. Entre le Michigan et la Californie, elle avait battu le record du monde de vitesse en dépassant les cent soixante kilomètres à l’heure. Les engrenages du CBF estimaient qu’elle pouvait atteindre les deux cents. Et, comme le pouvoir magique de Southunder permettait d’influencer la météo, donc de créer des ouragans, il pariait déjà sur deux cent trente sous vent arrière.