Bien sûr, des aéroplanes atteignaient trois fois cette vitesse, mais sans la même autonomie et sans pouvoir accueillir les hommes et la cargaison que Sullivan estimait nécessaires. Avec la Voyageuse, Sullivan disposait d’un vaisseau hybride trimballant une puissance de feu digne d’un croiseur lourd de la Grande Guerre, quasiment capable de boucler le tour de la Terre sans escale, et chargé de tous les gadgets mis au point par le CBF – dont un téléradar assez puissant pour détecter l’ennemi à des kilomètres. La super-science des engrenages avait de quoi stupéfier. Popular Mechanics aurait tiré un an d’articles d’un seul vol de la Voyageuse.
Francis lui avait fait promettre de ramener le dirigeable en un seul morceau. Le jeune patron du CBF avait bataillé pied à pied contre son conseil d’administration pour débloquer les fonds qu’exigeait l’expédition Éclaireur. Ce nom, affirmait-il à ses directeurs, parce que le but de l’opération était de tester les limites du possible. En vérité, c’était ainsi que le président avait baptisé le monstre extraterrestre. Les actionnaires n’auraient sans doute pas apprécié. S’ils avaient su que leur expérience à plusieurs millions de dollars était menée par des pirates et une société secrète de magiciens, ils l’auraient sans doute viré à coups de pied aux fesses.
Du moins auraient-ils essayé : Francis Stuyvesant avait beaucoup changé. Il n’était plus le petit rebelle insolent à qui Sullivan avait collé une balle de .32 dans le genou lors de leur première rencontre. Francis faisait un homme d’affaires aussi capable, compétent et déterminé que feu son grand-père. Les difficultés avaient fait de lui un meneur d’hommes. Sullivan s’en félicitait : Francis avait tapé du poing sur la table et obtenu un dirigeable dernier cri.
C’était chouette d’avoir des amis riches.
Il trouva le capitaine Southunder sur le pont, occupé à préparer la Voyageuse pour le décollage. Avant de le rencontrer, Sullivan se représentait un chef pirate comme gueulard, autoritaire, brutal envers des marins bagarreurs, tout ça. Mais Bob le Pirate, comme l’appelaient affectueusement ses hommes, était un type tranquille et réservé. Avec lui, jamais d’histoires ; mais il ne tolérait ni la paresse ni la bêtise, et chacun dans l’équipage savait faire son boulot sans qu’on lui tienne la main. À moins de vouloir passer par-dessus bord.
Il n’avait pas été difficile à convaincre de la menace qu’incarnait l’ennemi. Il avait passé le plus clair de sa vie à protéger le géo-tel des manigances de l’Imperium : l’idée de la fin du monde ne lui paraissait pas tirée par les cheveux.
« Bienvenue, Sullivan, dit Southunder sans se détourner du hublot. On décolle dans trente minutes.
— L’engin est prêt ?
— L’engin ? Le vaisseau, voyons. Pas l’engin. Ne vexez pas ma Voyageuse, monsieur Sullivan. »
Sullivan sourit. « À vos ordres, commandant.
— Vous n’avez pas eu de problème pour ramener votre psychopathe ?
— Mon sociopathe, corrigea-t-il.
— Il y a une différence ?
— Euh… » Malgré sa passion pour la lecture, Sullivan n’avait jamais pris la peine d’ouvrir un ouvrage de psychologie. Sans la fascination morbide de Bradford Carr pour le supposé génie de Wells, il n’aurait jamais envisagé d’engager un aliéniste. « En fait, je n’en sais rien. »
Southunder s’écarta du hublot. « Vu l’équipe que vous avez réunie, un taré de plus ne peut pas faire de mal. »
Le ton du capitaine suggérait qu’il y avait eu des problèmes. « Encore Toru ?
— Votre Jap est très populaire, mais non. Il s’est tenu tranquille, sans doute parce qu’à trop énerver mes hommes il se retrouverait avec un couteau entre les omoplates.
— Bonne chance, dit Sullivan. Planter Toru, ça risque de le contrarier.
— Je les ai prévenus… Je n’arrive toujours pas à croire que j’ai un garde de fer de l’Imperium à bord. » Southunder se rapprocha de Sullivan pour faire mine d’examiner les cartes. Des gens de l’équipage grimpaient à l’échelle, et le capitaine baissa le ton pour que seul Sullivan l’entende. « Vous auriez du mal à trouver un de mes maraudeurs qui n’ait pas perdu un proche par la faute de ces salopards. Si personne n’essaie de l’éliminer avant qu’on soit au Canada, c’est que je sous-estime beaucoup leur maîtrise d’eux-mêmes. »
Certes, la présence d’un ancien garde de fer n’était pas bonne pour le moral des troupes, mais Toru Tokugawa était spécialiste de l’éclaireur et avait rejoint le camp du Grimnoir, du moins pour la bataille à venir. « Canalisez-les, capitaine. C’est tout ce que je demande.
— Je ferai de mon mieux, Sullivan, mais je vous conseille d’apprendre le plus vite possible ce que cet Impérial doit vous enseigner… Vous savez, au cas où il aurait un accident. Le ciel, c’est dangereux.
— Surtout quand notre équipe s’y trouve, je présume. Conduisez-nous à bon port. Le reste, je m’en charge.
— À bon port, justement… Qui connaît votre plan ? Des rumeurs circulent, et chacun remplit les blancs avec des hypothèses et des suppositions. Même les chevaliers. Il faut les mettre au courant. Notre vaisseau va déclarer la guerre à l’Imperium tout entier. Ils ne pourront plus faire marche arrière.
— Ils voudront tous participer. Les enjeux sont trop importants.
— Quand comptez-vous organiser le briefing ?
— Juste après le dîner. C’est dur de se mutiner le ventre plein. »
Southunder sourit. « Je demanderai au cuistot de préparer une tambouille qui tienne au corps. »
L’équipage de la Voyageuse comptait cent hommes. Enfin, quatre-vingt-dix-neuf hommes et une femme. On pouvait s’en offusquer, mais Sullivan avait l’esprit pratique, même si l’idée d’intégrer une femme à une unité militaire lui était étrangère. Pour lui, il fallait protéger le beau sexe, le tenir à l’abri du danger. Mais la femme présente à bord n’était pas là par hasard. Francis avait même baptisé le dirigeable en l’honneur de l’actif le plus dangereux de l’histoire : une fille. Sans compter que la dernière amoureuse de Sullivan pouvait jongler avec des automobiles. Il n’était pas du genre à sous-estimer le sexe faible.
Certes, la mixité à bord d’un dirigeable surprenait les esprits conservateurs, mais les maraudeurs de Bob Southunder en avaient l’habitude et, durant de longues années, ils n’avaient eu aucun problème. Évidemment, Lady Origami, leur seule torche, avait à plusieurs reprises empêché le Bouledogue en maraude de prendre feu et de sombrer dans les flots : cela contribuait à la rendre tolérable. De toute façon, personne n’allait chercher des noises à une fille capable de vous incendier par la puissance de son esprit.
Sullivan connaissait quelques femmes qu’il aurait aimé inclure dans l’équipe. Jane était la meilleure des guérisseuses, mais elle tenait une place centrale parmi les chevaliers américains ; elle et son mari, Dan, servaient d’ambassadeurs officieux des actifs auprès des politicards de Washington. Sullivan ne les enviait pas ; il préférait de loin affronter la garde de fer.
L’autre femme à qui il avait pensé était Pemberly Hammer. Elle était juge – un talent rare et redoutable – mais elle avait été engagée par le BI et dépendait de J. Edgar Hoover. Même si Hoover, officiellement, était plus ou moins allié du Grimnoir, du moins quand il était bien luné, tous les chevaliers savaient pertinemment qu’il se retournerait contre eux aux premiers vents contraires. Ou peut-être Sullivan s’en était-il convaincu pour ne pas avoir à entraîner Hammer dans une mission très dangereuse. Il savait fort bien que, s’il l’avait invitée, elle aurait accepté. Elle était coriace, douée d’un pouvoir qui remplaçait boussole et détecteur de mensonge, mais il ne lui avait pas demandé son aide, ce qui en disait plus long sur les chances de survivre à la mission que sur les compétences de la juge. Sullivan n’était pas un type à s’avouer facilement qu’il avait un faible pour une femme.