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Jake, adossé à une cloison, fumait une cigarette en attendant que l’équipage ait fini de manger. À cause du risque d’incendie et parce que les torches restaient humaines, donc faillibles, on ne pouvait fumer que dans certains espaces bien précis, dont la cambuse : l’air y était à moitié opaque.

L’une des raisons pour lesquelles l’hydrogène qui gonflait le dirigeable ne les condamnait pas tous à une mort certaine passa devant lui avec un plateau chargé de victuailles. La toute petite Japonaise retint visiblement une courbette à sa vue. La force de l’habitude ; mais les maraudeurs de Bob Southunder n’appréciaient que peu les habitudes venues de l’Imperium. « Bonjour, monsieur Sullivan. »

Sullivan inclina son borsalino. « Lady Origami. » Il ne connaissait pas son vrai nom et aurait parié qu’il n’était pas le seul. « Ravi de vous voir.

— Moi aussi, monsieur Sullivan. Le capitaine ne tarit pas d’éloges à votre égard. Notre expédition est très importante. J’ai hâte d’y être. »

Soit elle mentait, soit elle était plus teigneuse qu’elle n’en donnait l’impression – facile, vu son physique de poupée de porcelaine. Mais on racontait qu’elle s’était échappée d’une école de l’Imperium, et elle avait passé ces dernières années à assurer la survie d’une bande de pirates : les apparences étaient trompeuses. « Votre anglais s’est nettement amélioré.

— Merci. J’ai beaucoup pratiqué. » Les maraudeurs n’avaient pas d’uniforme mais portaient généralement des bleus de travail résistants. Lady Origami n’échappait pas à la règle ; elle était couverte de taches de graisse et dissimulait ses cheveux sous un foulard. Elle avait néanmoins décoré son « uniforme » avec des lambeaux de soie, sans doute dérobés sur des vaisseaux de l’Imperium. Elle tira un petit objet d’un repli de sa ceinture. « J’ai fait ceci pour vous. Ça porte bonheur.

— Pour moi ? » Il lui tendit sa main ouverte. C’était du papier plié et replié jusqu’à former un minuscule animal en trois dimensions. « Impressionnant.

— C’est une grenouille.

— Oui. Je vois. Elle a même des orteils. Vous êtes très douée.

— Le papier, c’est très inflammable. C’est ma matière préférée. La grenouille veut dire que nous reviendrons. Je ne sais pas bien l’exprimer. » Embarrassée de son geste, elle baissa les yeux. « Je dois y aller.

— Ne vous en faites pas. Je comprends. Merci. »

Elle s’éclipsa. L’échange avait mis Sullivan mal à l’aise, ce qui n’avait rien d’étonnant : lors de leur première rencontre, elle avait tenté de le séduire, pour une raison mystérieuse. Sauf que c’était juste après que Delilah… Non, stop. Il fallait se concentrer sur le présent, non sur le passé. Sullivan glissa la grenouille dans la poche de sa chemise. Leur équipière était un drôle de numéro.

Le sol tangua sous ses pieds, lui rappelant qu’ils se déplaçaient. La Voyageuse était si stable qu’on ne se rendait pas toujours compte qu’on volait, et, à la longue, on oubliait même le grondement des moteurs. Koenig sortit du mur juste à côté de lui. Sullivan en avait pris l’habitude, et l’estompeur ne le faisait plus guère sursauter. « Heinrich, le salua-t-il.

— Tout est prêt, souffla l’Allemand.

— Bien. » Koenig était le plus paranoïaque des chevaliers, et ce n’était pas peu dire. Méfiant comme tous les estompeurs, il avait grandi dans la redoutable Cité morte, ce qui avait renforcé ce trait de caractère. Pourtant, Sullivan était content de le compter dans son équipe. « Tiens-moi au courant.

— Ça va être instructif.

— Tâche de ne pas tuer les gens avant qu’on les interroge. »

Heinrich sourit. « Je ne peux rien te promettre, mon ami. » Il lui tapota l’épaule et partit retrouver leurs camarades.

Sullivan alla briefer l’équipage. Comme le dirigeable survolait encore les États-Unis, et sous un vent faible, presque tout le monde était dans la cambuse. D’ordinaire, on mangeait par roulement ; cette fois, certains devaient avaler leur pitance en restant debout. Le capitaine Southunder était de quart. Sans doute, songeait Sullivan, pour voir si le lourd saurait parler aux maraudeurs sans que leur chef soit là pour les tenir.

L’équipage s’était divisé en plusieurs groupes bien distincts : prévisible mais décevant. Le plus nombreux était constitué de membres du Grimnoir. Sullivan en connaissait la plupart et avait combattu aux côtés de certains. Lance Talon était le plus expérimenté, avec Heinrich comme second, mais tous deux obéissaient à Sullivan puisque celui-ci était à l’origine de l’expédition. Les chevaliers avaient tous prêté serment. C’étaient des actifs qui avaient combattu l’Imperium, les Soviets ou, plus récemment, le BCI du gouvernement américain. Beaucoup de chevaliers étant persuadés que l’ennemi n’existait que dans l’imagination de Sullivan, il n’avait emmené que des volontaires. La mission Éclaireur divisait le Grimnoir. Les chevaliers étaient peu nombreux et menacés de toutes parts : les anciens voyaient d’un assez mauvais œil leurs meilleurs éléments se lancer dans une quête futile née des délires d’une illuminée sur la foi de paroles prononcées par le fantôme de leur pire ennemi.

Les survivants du vaisseau libre Bouledogue en maraude et les soldats de fortune qui avaient travaillé avec Southunder dans les Cités libres occupaient un autre coin du réfectoire. Eux étaient plus disparates : rien ne les unissait que leur haine de l’Imperium. Ils étaient de toutes les races, de toutes les religions et de toutes les couleurs, mais, après tout, l’Imperium ne faisait pas de discrimination quand il s’agissait d’envahir des nations et de tuer des gens. Les maraudeurs étaient rusés, dangereux et savaient tirer le maximum d’un dirigeable. Sullivan les pensait attirés par l’argent pour beaucoup, par l’aventure pour certains, et quelques-uns auraient suivi Bob Southunder jusqu’en enfer si le capitaine le leur avait demandé. Une poignée d’entre eux avaient des pouvoirs magiques, mais seuls deux ou trois étaient assez puissants pour mériter le nom d’actifs. En revanche, tous savaient se battre, et personne ne leur arrivait à la cheville en matière de navigation aérienne.

Le troisième groupe, le plus petit, rassemblait les employés du CBF, surtout des mécanos et des techniciens spécialisés. Francis avait choisi les plus efficaces, leur avait expliqué la situation et leur avait distribué des liasses de billets pour les convaincre. C’étaient les membres de l’équipage que Sullivan connaissait le moins bien, mais Francis se portait garant de leur compétence.

La Voyageuse était équipée de tous les appareils technologiques élaborés par la science des engrenages, à part le rayon de paix – et uniquement parce que John Browning n’avait pas réussi à le faire tenir sur un vaisseau aussi petit. Les inventions de ces génies étaient d’une complexité effarante. Browning, trop occupé à protéger l’Amérique, ne pouvait pas s’embarquer, et Sullivan s’en réjouissait : il jugeait John trop vieux pour ces équipées. Les employés du CBF étaient capables d’entretenir les machines les plus ahurissantes, et l’un des chevaliers était un répareur très doué.