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Le CBF les empêcherait de tomber, les maraudeurs s’assureraient qu’on arrive vivants, et les chevaliers feraient le reste. Simple comme bonjour.

Le quatrième et dernier groupe n’en était pas vraiment un ; il s’agissait en fait d’un ramassis d’individus qu’on lui avait imposés, ou dont il avait besoin mais qui ne s’intégraient nulle part. Wells était le plus récent du lot ; il s’était installé dans le fond pour tout observer discrètement. Propre et rhabillé de frais, l’aliéniste faisait encore plus banal. Toru, lui aussi à la marge, ne dînait jamais avec les autres. C’était plus prudent pour tout le monde. Sullivan consulta sa montre. L’ancien garde de fer avait été convoqué au briefing, mais il n’était pas encore là. Sans doute brillerait-il par son absence.

Officieusement, Sullivan était certain que le BCI, quoique réformé, avait glissé un espion à bord. Au milieu de la controverse sur la loi d’enregistrement des actifs, laisser un vaisseau de guerre privé aux mains d’une meute de magiciens ? L’armement embarqué par la Voyageuse violait plusieurs des nouvelles lois fédérales de Roosevelt ; Sullivan, cela dit, aurait bien aimé croiser un fonctionnaire assez bête pour essayer de les appliquer. Le BCI avait beau dépendre à présent de responsables honnêtes, il s’agissait tout de même d’une police secrète : impossible qu’il n’y ait pas de taupe. Une expédition de cette ampleur ne s’organisait pas dans le secret absolu. Mais Sullivan ne s’inquiétait guère d’un espion à la solde du BCI. Qu’il raconte tout : avec un peu de chance, les imbéciles en poste à Washington comprendraient à quoi ils avaient affaire et arrêteraient de jouer les autruches. Heureusement, la Voyageuse allait quitter le territoire surveillé par le BCI. Sullivan redoutait beaucoup plus l’ennemi qu’un tas de ronds-de-cuir trop curieux. Avec qui il comptait bien régler ses comptes, tout de même, quand il reviendrait. S’il revenait un jour. Depuis Mason Island, Sullivan refusait d’entrer dans le jeu des politiciens ; et, de toute façon, il lui fallait bien sauver la magie ; ensuite seulement, les fonctionnaires pourraient essayer d’en prendre le contrôle.

Non, les espions qui inquiétaient Jake travaillaient pour l’Imperium. Trop de gens étaient au courant : la nouvelle avait forcément atteint le Japon. Ces salopards de Jaunes allaient tout gâcher, mais Lance et Heinrich avaient mis au point un plan pour les contrer.

Le dîner était terminé. Les conversations s’éteignaient. Tous les yeux étaient rivés sur Sullivan, qui tira sur son clope, l’écrasa dans le cendrier et s’approcha d’un planisphère fixé au mur. Les chevaliers qui l’examinaient s’écartèrent pour le laisser passer. Ils étaient aussi curieux que les autres.

Ce n’était pas la peine de réclamer l’attention de l’assistance. Tous avaient hâte de commencer la chasse. « Au boulot. » Quand il menait des hommes au combat, il préférait commander par l’exemple, depuis la première ligne. Les mots ne lui venaient jamais facilement, mais, puisqu’il se retrouvait à la tête de cette expédition, il se sentait obligé de faire un petit discours. « Vous ne savez pas au juste ce que nous partons faire ni où nous allons. Vous savez que ce sera terriblement dangereux, mais vous avez tous eu le cran de vous porter volontaires pour faire le nécessaire… Alors, merci. »

Ils devraient se contenter de ça, pour la motivation. « Vous avez tous eu la possibilité de changer d’avis. Vous êtes restés, maintenant vous n’avez plus le choix. Le capitaine Southunder commande le vaisseau. Moi, l’opération. Vous savez tous de qui vous dépendez et vous connaissez notre organisation hiérarchique. Si vous avez un problème, vous pourrez m’en parler, mais, si mes décisions vous déplaisent, tant pis pour vous. Des questions ? Non ? Parfait. Je vais vous expliquer ce qui nous attend. »

Pendant que Jake avait le dos tourné, Toru était entré sur la pointe des pieds. Pour un Japonais, il était costaud, tout en muscles, et les autres s’écartaient devant lui comme un banc de poissons devant un requin. Des regards inquiets ou hostiles pesaient sur lui, qui en retour dévisageait calmement les coupables, les mettant au défi d’agir. Sullivan l’accueillit d’un hochement de tête. « Notre expert est arrivé. »

La stratégie habituelle du Grimnoir envers les gardes de fer consistait à les attaquer à cinq contre un. Ça donnait un combat équilibré. De rares chevaliers – Sullivan lui-même, ou Faye avant qu’elle ne se fasse tuer – avaient de meilleures chances, mais c’était le rapport de forces le plus sûr. À bord, Toru avait quatre-vingt-dix-neuf personnes contre lui, et il s’en foutait. Le Jap s’inclina. « Ne t’interromps pas pour moi. »

Tous les volontaires, au moment de s’engager, avaient reçu des explications sur la nature de la magie ; inutile de rabâcher. Ils voulaient des détails. « Vous savez ce que nous pourchassons. Un fragment de la chose qui en veut au pouvoir. Le président l’appelait l’éclaireur ; ce nom conviendra. On aura une seule occasion de l’abattre avant qu’il ne prévienne son maître. Deux fois déjà, des éclaireurs sont venus sur Terre. Toru ici présent sait tout à leur sujet. »

L’ex-garde de fer promena un œil noir sur l’assemblée. « Ils étaient différents, mais tous les deux cauchemardesques, si redoutables qu’Okubo Tokugawa, le plus grand guerrier de tous les temps, n’a arraché la victoire que de justesse. Ils dévorent la magie et la retournent contre vous, ils tuent tous ceux qu’ils croisent et transforment les cadavres en armes. Les plus forts d’entre vous ont une petite chance de survivre. » Un silence glacé, percé par le grondement des moteurs, régnait dans le réfectoire. « Vous allez presque tous mourir. »

Sullivan soupira. Il aurait dû s’y attendre.

Lance Talon prit la parole. Le chevalier râblé n’allait pas tolérer ce mépris de la part d’un garde de fer, même réformé. « Je rêve ? Fils de…

— Je me fous de blesser ton orgueil, cracha Toru. La dernière volonté de mon père a été que je vainque ce monstre. Mon honneur est en jeu. Vous mentir ne servirait qu’à vous donner une confiance en vous imméritée, donc à nous exposer à l’échec. Croyez-moi. C’est pour éliminer l’ennemi que l’ordre de la garde de fer a été fondé. »

Lance se leva ; la table avait caché le gros revolver qu’il portait à la ceinture. Sullivan se rappela – un peu trop tard – que la femme et les enfants de Lance avaient péri par les flammes lors d’un combat contre la garde de fer. « Du calme, Lance.

— Mais tes petits copains préfèrent violer les paysans et piller leurs villages plutôt que faire leur boulot, finalement, hein ? » La main de Lance s’approchait dangereusement de la crosse du Colt.

« C’est vrai. » Le regard de Toru se fit terrible. « Ils ont oublié leur mission. Je vais le leur faire comprendre. » Il se tourna lentement pour s’adresser à toute l’expédition. « D’ici à l’affrontement avec l’éclaireur, je vous enseignerai tout ce que je sais. Cette créature va engloutir votre pouvoir magique, vous prendre la vie et faire de votre cadavre un pantin à son service. Et pourtant elle n’est pas invincible. Il faut espérer que vos morts ne couvriront pas de honte notre cause.

— Ça ira comme ça, Toru. »

Toru esquissa une courbette à l’adresse de Sullivan. Malgré tout son orgueil, il avait juré de lui obéir. « Je serai dans mes quartiers, si vous avez besoin de moi. » Le Japonais quitta le réfectoire, et la tension disparut en même temps que lui.

« Attendez… Comment ça se fait que lui a droit à une cabine ? » demanda le docteur Wells.