Выбрать главу

Sullivan réussit à entendre la réponse murmurée dans les rangs : « Parce qu’il terrifie tout le monde.

— Oh. Et ça suffit ? Je vois… » souffla Wells d’une voix songeuse.

Sullivan regarda Lance en secouant la tête. Son ami se rassit en bougonnant. « On ne peut pas compter sur ces salopards de l’Imperium pour régler le problème à notre place. Le gouvernement américain ne nous croit pas. On doit s’en charger nous-mêmes. Tout est paré. Le capitaine Southunder dit que la Voyageuse pète la forme. » Les pirates et les employés du CBF poussèrent des hourras. Bien. Ils étaient fiers de leur dirigeable. « Nous sommes prêts à partir.

— Partir où ? » cria un jeune chevalier.

Et c’était la question qui travaillait tout le monde. Sullivan se tourna vers la carte pour poser son doigt sur le Montana. « On est ici. On va passer au Canada et, à la nuit, éteindre toutes les lumières pour filer vers l’ouest, remonter la côte, longer les îles Aléoutiennes et gagner le Kamtchatka. » Sullivan donna du poing sur la carte. « Préparez vos tenues d’hiver. Il paraît que ça ne rigole pas.

— C’est en plein territoire de l’Imperium », fit remarquer un maraudeur. Sullivan le connaissait : Wesley Dalton, dit Barns pour ses amis. C’était le meilleur pilote de Southunder, et un actif : un chanceux, qui manipulait le hasard. Sans lui, personne n’aurait survécu à l’accident du Tempête. « De quoi bien s’amuser.

— Les Japs ont verrouillé les frontières depuis la capitulation de la résistance sibérienne, rappela Jake. Nous n’attendons pas de système défensif solide. Il y a une petite garnison dans les montagnes, en Koriakie. Vents violents et froid de loup. C’est là que l’éclaireur va bientôt atterrir.

— Comment on le sait ? »

Sullivan promena son regard dans les rangs. Fuller n’était pas là, et tant mieux. « Vous connaissez Buckminster Fuller ? » Plusieurs mécanos du CBF réagirent – ils secouaient la tête, ils levaient les yeux au ciel. Fuller vous tapait sur le système, mais ses inventions fonctionnaient. Sa conversation avait beau vous rendre dingue, il fallait reconnaître son génie. « Oui, je sais. Mais aucun autre engrenage ne lui arrive à la cheville quand il s’agit de voir la magie. Il nous a concocté un sortilège. Je l’ai vu moi-même comme je vous vois. » Sullivan était renommé pour son talent à utiliser les sortilèges. « Faites-moi confiance : c’est là-bas que ça se passera. On prend notre temps pour économiser le carburant, mais la météo est bonne et on devrait être sur place dans quarante-huit heures. Les chevaliers débarqueront avec moi. Nous investirons la base tandis que le capitaine Southunder nous couvrira depuis la Voyageuse.

— Et le monstre extraterrestre ? demanda un pirate.

— Pendant les deux jours qui viennent, Toru dispensera une formation dans la soute. » Sullivan n’en avait pas encore informé le garde de fer, et ç’allait être un plaisir. « Le Jap ne nous croit pas capables de réussir. Montrons-lui qu’il se trompe.

— Le président a réussi à tuer une de ces créatures, et nous avons tué le président, rappela Lance. C’est bon signe. »

Traître.

C’est ainsi qu’on l’appelait à présent. Ça faisait mal.

Toru était l’un des mille fils d’Okubo Tokugawa. Il s’était distingué dans le corps d’élite qu’était la garde de fer, au point d’avoir un jour fait un candidat crédible au rang de premier garde. Il avait servi dans plusieurs zones de guerre et accumulé les médailles par sa bravoure et ses exploits tactiques. Il avait appartenu au corps diplomatique impérial, il avait été le disciple du grand Hatori, ambassadeur et membre historique du légendaire Océan ténébreux. L’intégrité de Toru aurait dû rester au-dessus de tout soupçon.

Il obéissait aux dernières volontés de son père, une injonction si essentielle que la mort elle-même n’avait pu empêcher le président de la transmettre. Lui seul suivait la voie tracée par le plus grand homme de toute l’histoire. C’était l’Imperium qui s’égarait, pas lui. Ses compatriotes, les imbéciles, s’étaient rangés derrière un imposteur. Hatori, en ses derniers instants, avait partagé ses souvenirs avec Toru, qui dorénavant connaissait la vérité. Lui seul savait que l’ennemi approchait. Le charognard qui tirait profit de la mort du véritable président cachait à ses fidèles cette affreuse certitude. Pour qui se prenaient-ils, ces chiens qui le jugeaient déshonoré ? De quel droit l’accusaient-ils de trahison ?

À San Francisco, le Grimnoir avait intercepté une lettre de l’Imperium et lui avait apporté le dossier afin qu’il la traduise. C’était une mise à l’épreuve. Les chevaliers n’avaient pas confiance en lui : naturellement, ils feraient vérifier sa traduction. Comme la missive ne contenait aucun secret, il avait dit la vérité.

Il s’agissait d’une mise en garde destinée à toutes les cellules œuvrant aux États-Unis : le garde de fer dénommé Toru était un traître à l’Imperium. Quiconque le repérait devait prévenir les dirigeants. Ensuite, l’auteur du message énumérait ses crimes – dont certains qu’il avait réellement commis. L’un des mille fils d’Okubo Tokugawa s’était acoquiné avec la société du Grimnoir. C’était une insulte à l’Imperium et une honte pour la garde de fer. Il avait assassiné l’ambassadeur et plusieurs de ses subordonnés. Mais Toru savait n’en avoir éliminé qu’un seul ; il soupçonnait donc que des tueurs à la solde du faux président avaient réduit au silence ceux des employés de l’ambassade qui en savaient trop long.

On promettait de l’or à qui fournirait des informations permettant de localiser Toru, et celui qui parviendrait à laver le monde de la honte qu’il y répandait recevrait une fortune et un poste important dans l’administration impériale.

Toru Tokugawa était l’homme le plus recherché de l’Imperium. Le pire était que toutes les missions d’espionnage où il avait été impliqué, dont beaucoup dirigées depuis l’ambassade de Washington, étaient à présent compromises. Les cellules devraient être réorganisées ; les agents secrets, exfiltrés. La conquête de l’Amérique décidée par le président avait reçu un coup presque fatal. Le message laissait entendre que Toru avait travaillé pour le Grimnoir pendant des années, exactement depuis le jour où il avait perdu la face à cause de sa couardise lors de l’occupation de Mandchourie. C’était une insulte sans fondement. Toru aimait sincèrement l’Imperium. Pour rien au monde il n’aurait desservi la mission de purification voulue par le président. La doctrine qui plaçait la force au premier rang des qualités humaines le convainquait pleinement. Son intégrité morale lui interdirait toujours de révéler au Grimnoir des secrets majeurs. Il ne collaborait avec les Occidentaux que pour obéir au fantôme de son père.

Sa tentative de méditation était un échec total. La paix se refusait à lui. Son esprit restait préoccupé. Le lit de Toru se résumait à un matelas et quelques couvertures à même le plancher métallique. Méditer, ce jour-là, ne l’entraînait qu’à mieux sentir l’inconfort physique. Dans la petite section de soute qu’il s’était appropriée régnait un froid permanent. Le grondement des mystérieux moteurs de la Voyageuse lui courait sur les nerfs. C’était pour cela qu’il avait renoncé à son statut ?

Ce qu’il voulait, c’était brandir son tetsubo d’acier pour tout casser. Mais un guerrier ne s’abaissait pas à exprimer des émotions, surtout entouré d’ennemis. Devant ces maudits chevaliers du Grimnoir, il dissimulerait toute faiblesse… Et, de toute façon, l’intérieur d’un dirigeable n’était pas le meilleur endroit pour s’exciter avec une massue de quatre-vingts livres. A fortiori quand on était doué d’une force surhumaine.