Il avait été le premier choisi comme réceptacle du pouvoir sur la planète, et l’apparition soudaine de talents incontrôlables lui avait valu des ennuis. Renié par sa famille, dépouillé de son nom – Tokugawa –, il avait quitté son pays pour devenir Okubo, en l’honneur d’un ami qui s’était élevé contre son bannissement malgré les risques que cette prise de position lui faisait courir. Guerrier sans maître, il avait parcouru le monde, traversant d’abord l’Asie, puis l’Europe et l’Afrique et, pour finir, les lointaines Amériques ; partout, il vendait ses talents aux plus offrants des petits chefs de guerre locaux. Ces années d’errance l’avaient aidé à explorer ses étranges pouvoirs et lui avaient permis de rencontrer d’autres hommes porteurs du même fardeau. Au fil du temps, le pouvoir avait choisi de nouveaux serviteurs, et Okubo avait trouvé de plus en plus de gens comme lui, jamais tout à fait de sa force mais parfois très doués et qui, tous, lui avaient permis de progresser.
Ce fut durant l’une des guéguerres auxquelles il avait pris part qu’il avait fini par rencontrer ces créatures, aussi anormales que le pouvoir lui-même. Il avait ressenti une peur instinctive : le pouvoir redoutait l’entité adverse. Il s’agissait d’un prédateur qui traquait les humains doués de magie.
Et pourtant, quoique massive et dangereuse, la créature n’était que l’éclaireur d’un monstre bien plus terrible. Si on ne l’éliminait pas rapidement, elle préviendrait son maître que cette planète contenait de la magie. Okubo le savait, elle était venue en reconnaissance afin de baliser le chemin. Si le maître débarquait, il dévorerait tous les hommes doués de magie et le pouvoir fuirait la planète comme il avait déjà fui auparavant. L’ennemi laisserait derrière lui une Terre morte et dévastée.
La présence de cette menace fondamentale avait donné un but à Okubo l’Errant, qui devint Okubo le Chasseur. Seul et mal préparé, il avait arrêté le premier éclaireur dans les ruines d’un village perdu au milieu de l’Afrique. Il avait failli y laisser la peau mais était ressorti du combat plus aguerri, et certain que d’autres bêtes identiques allaient venir.
Cette première confrontation avait montré qu’il était le plus puissant guerrier de l’histoire humaine, mais on est plus fort en groupe : au cours de ses voyages, il avait entrepris de s’entourer d’une armée. Okubo était un chef plein de charisme, un guerrier et un sorcier sans égal. Certains l’avaient suivi par sens du devoir, d’autres pour la gloire, le pouvoir ou l’argent. Les motivations n’avaient pas d’importance. Quatre cent cinquante hommes le suivaient à présent, tous soigneusement choisis pour leur talent magique, leurs prouesses martiales et leur courage : la plupart étaient japonais comme lui, mais il ne refusait pas les barbares. Son armée privée comprenait des Chinois, quelques Occidentaux et même un jeune religieux russe. Tant qu’on se montrait utile, on était le bienvenu. Tous étaient fanatiquement dévoués à sa cause. Il avait baptisé son groupe le Genyosha : la fraternité de l’Océan ténébreux.
Depuis des semaines ils suivaient à la trace le nouvel éclaireur. Ils avaient traversé des forêts luxuriantes, des montagnes escarpées, plusieurs déserts torrides. Comme la plupart des hommes de l’Océan ténébreux étaient japonais, l’armée chinoise les avait pris pour une milice hostile et avait tenté de les arrêter à plusieurs reprises. Chaque fois, les imbéciles avaient trouvé la mort, mais ces escarmouches avaient ralenti Okubo et donné à l’éclaireur le temps de reprendre des forces : lui aussi serait plus redoutable que la fois précédente.
S’il était une certitude, c’était que le plus fort gagnait toujours.
L’armée de l’ennemi s’étendait devant lui, gangrène purulente dans le désert. Les abominations qui la constituaient, faites de chairs mutilées, déformées puis réanimées, n’avaient plus rien d’humain. Ces ignominies insultaient les cinq sens d’Okubo et jusqu’à son âme. Il sentait en lui la magie piaffer d’horreur devant la faim dévorante de l’éclaireur.
Les ordres de bataille qu’il avait transmis aux guerriers de l’Océan ténébreux tenaient en trois mots : Tuez-les tous.
À cet instant, il chargea.
La première vague s’effondra devant lui presque aussitôt ; des éclairs crépitants s’abattirent sur les rangs des ennemis, dont la peau se calcinait et les muscles étaient pris de spasmes incontrôlables. Okubo, un katana dans chaque main, décapitait les insensés qui restaient sur son passage. En général, on n’avait accès qu’à une petite zone du pouvoir, mais Okubo, et Okubo seul, arrivait d’instinct à puiser dans différentes sections. Quand il avait épuisé un type de magie, il en choisissait un autre. La seconde vague de soldats prit feu, la troisième fut gelée sur place puis réduite en miettes.
Les hommes de l’Océan ténébreux le suivaient, mais ce n’étaient que de simples mortels, incapables de garder le rythme. Leur chef ouvrait un chemin de sang dans l’armée ennemie et eux nettoyaient le chaos dans son sillage.
La quatrième vague concentrait sa magie volée dans l’espoir de résister à la colère d’Okubo. Ces pauvres esclaves étaient d’anciens actifs. Il choisit donc un nouveau nœud dans la figure géométrique complexe du pouvoir, ploya l’espace et le traversa pour réapparaître derrière l’ennemi. Une autre manipulation lui donna la force de dix hommes ; ses épées fauchaient bras et jambes comme des brins d’herbe.
La cinquième disposait d’armes à feu. Le temps ralentit quand les balles se mirent à frapper les hommes autour de lui. Le pouvoir exauça sa demande en donnant à Okubo la consistance d’un rocher. Les projectiles rebondissaient et allaient tuer les paysans monstrueux. Il attaqua, bien plus rapide que les tireurs, mais brisa l’une de ses épées sur un os de bassin. Il ramassa donc un mousquet abandonné, abattit un autre soldat inhumain puis se servit de la crosse pour en assommer quatre autres.
Sixième vague. Cet éclaireur manipulait la chair vivante sans se limiter aux êtres humains. Les animaux devant Okubo avaient sans doute été des bœufs ou des chevaux, mais à présent ils avaient la taille des terrifiants onis des contes pour enfants. Heureusement, ils n’étaient pas ignifugés.
Okubo pénétra dans l’incendie. Septième vague. Il se dématérialisa pour traverser une muraille de boucliers. Une déferlante télékinétique s’abattit sur l’ennemi et les soldats partirent à la renverse. Son autre épée était restée coincée dans le crâne d’un homme-bœuf monstrueux, et son mousquet était en mille morceaux. Il s’empara donc d’une lance pour continuer sa tâche.
Bouger. Frapper. Bondir. Planter. Parer. Encore. Le pouvoir était vivant. Il avait besoin de temps pour recouvrer ses forces, comme tout être vivant contraint à un effort violent. Okubo se rabattit donc sur ses talents propres. La lance, presque invisible, transperçait des cœurs et ouvrait des gorges. Il se faufilait entre les lames ennemies, et ses années d’entraînement lui permettaient de résister aux attaques maladroites mais brutales des marionnettes de son adversaire. Bouger. Frapper. Bondir. Planter. Parer. Encore.
Mais nul guerrier, même surentraîné, ne pouvait survivre longtemps dans une pareille tempête d’acier et de plomb. Les monstres se refermaient sur lui. Leurs assauts n’étaient pas loin de l’atteindre. Ses bras fatiguaient. Le pouvoir s’était régénéré ; Okubo puisa au fond de lui-même la magie nécessaire pour contracter l’air qui l’entourait et le faire exploser.
Il n’y avait plus d’assauts organisés, à présent, rien qu’un cercle pourpre au milieu de l’armée de l’éclaireur. Le monde était un carnage. La mort imbibait le désert. Okubo en était le roi.