Comment osaient-ils parler de la Mandchourie ? Oui, il y avait mis en cause l’autorité de ses chefs, mais pas par couardise… Par… Par quoi ? Pourquoi avait-il désobéi à ses ordres ? Par compassion ? Non… ce n’était pas la compassion qui lui avait coûté une promotion, l’avait fait chasser du front pour servir en Amérique dans le corps diplomatique. Là n’était pas la raison de sa désobéissance.
Ç’avait été la culpabilité. Il avait écouté la voix de sa conscience.
Il serra le poing sur la lettre en tentant de reprendre sa séance de méditation. Après quelques minutes d’efforts inutiles, il décida de passer aux exercices physiques. La Voyageuse ne manquait pas de tuyaux le long des murs, et il en avait trouvé quelques-uns assez résistants pour y faire des tractions.
Sans recourir à son pouvoir magique ni à aucun des huit kanjis magiques gravés sur sa peau – ç’aurait été tricher –, Toru se mit à l’entraînement. Plus il serait fort, plus il pourrait employer sa magie sans se blesser. En découvrant qu’il était une brute, les écoles de l’Imperium l’avaient contraint à des heures d’exercice quotidien, pendant dix ans. Il avait l’habitude de l’effort physique. Et ça l’aidait à réfléchir.
L’Imperium avait voulu qu’il lise ce message. Grâce à sa formation diplomatique, il avait des notions de cryptographie. La lettre n’était pas codée. La clé aurait dû être changée dès que l’Imperium avait appris que Toru n’était pas mort. Le texte n’aurait pas dû être compréhensible.
On essayait de le faire réagir. On voulait l’insulter, le mettre en colère, le pousser à commettre des erreurs. Mais on sous-estimait sa détermination. Ça ne marcherait pas. Le dernier ordre d’Okubo Tokugawa avait concerné Jake Sullivan ; l’honneur de Toru exigeait donc que la mission du Grimnoir soit menée à bien, quel qu’en soit le prix. Si l’imposteur voulait l’affronter, très bien. Le faux président était un sosie parfait, soit, mais il se révélerait beaucoup plus facile à tuer.
« Toru. »
Préoccupé, et puisqu’il s’était interdit de recourir à sa magie, il n’avait pas entendu Sullivan approcher. Le lourd était discret pour sa corpulence. Toru lâcha le tuyau. « Tu es là depuis longtemps ?
— Une trentaine de tractions. »
Toru en était à quarante-deux, sans avoir encore versé une goutte de sueur, mais, vu le nombre de gens à bord qui le haïssaient, il ne pouvait pas se laisser ainsi surprendre. Dorénavant, il serait sur ses gardes. « Qu’est-ce que tu veux ? »
Sullivan pénétra dans la réserve en examinant d’un œil distrait les armes entassées par terre. Les débris du katana de Toru étaient bien en vue. Heureusement, Sullivan ne mentionna pas l’arme typique des gardes de fer. Il avait vu Toru la fracasser pour prouver sa sincérité. « C’est à propos de l’équipage.
— Si tes hommes ne comprennent pas l’ampleur de notre tâche, alors ils échoueront.
— J’ai tiré quelques leçons de la Grande Guerre. J’ai vu ce qui se passe quand on piétine le moral d’un groupe. Autant égorger les soldats : une fois au combat, ils ne sont bons à rien et quasi morts.
— Hors de propos. Ça ne devrait rien changer. Les hommes de l’Imperium n’ont pas ce problème. Les grands guerriers acceptent la mort pour accomplir leur mission. L’honneur ultime est de mourir au service de son maître.
— Ce ne sont pas des hommes de l’Imperium. Les bobards du président, ici, ça ne passe pas. »
Toru retourna s’asseoir sur son inconfortable coin de plancher. « L’une de nos nations a conquis, en deux générations, un dixième de la planète. L’autre est devenue grasse, satisfaite et apathique. Vas-y, continue de m’expliquer en quoi votre méthode est supérieure à la nôtre. »
Sullivan fronça les sourcils. Toru l’avait coincé. Jake, quoique le fruit d’une culture faible, était un véritable guerrier. S’efforcer, en vain, de convaincre les autorités du danger que représentait l’éclaireur l’avait rendu furieux autant que stupéfait. Toru venait de l’emporter sans coup férir, et Sullivan ne s’en rendait pas compte. L’éducation dispensée dans les écoles de l’Imperium ne se limitait pas à l’entraînement physique.
« Tu décris seulement les idiots qui détiennent le pouvoir. Ne sous-estime pas le cran des simples citoyens.
— Et pourtant regarde-nous. Un seul vaisseau… C’est vraiment l’envie d’un débat philosophique qui t’a conduit dans ma cabine ? »
Sullivan fit mine d’examiner la resserre. « Te balader dans un dirigeable baptisé en l’honneur de la gamine qui a tué ton père… Ça doit te faire mal aux seins. »
La remarque était juste. Sullivan, malgré ses airs lourdauds, aurait fait un diplomate acceptable. « Tu es venu pour quoi ?
— Pour te sortir la tête du cul et te montrer la lumière. Que ça te plaise ou non, ces hommes représentent notre seule chance de vaincre l’éclaireur. Tu ferais mieux de commencer à en tenir compte.
— C’est un ordre ?
— Ouais. »
Ce qu’il ne faut pas faire pour obéir à mon père… Toru hocha la tête. « Soit.
— Bien. Tu vas les préparer. On n’est pas dans l’Imperium, ici. Ce sont des hommes libres, et ils se battront mieux s’ils savent que la victoire est possible. Convaincs-les qu’ils ont une chance.
— Tu veux que je mente ?
— Non. J’ai l’intention de vaincre.
— L’optimisme, c’est typiquement américain. L’optimisme, c’est un mensonge.
— Et le pessimisme, ça sape le moral.
— Il ne s’agit pas de pessimisme. Le pessimisme, c’est une autre forme de l’infériorité occidentale. Je te parle de fatalisme. Les guerriers doivent accepter leur sort. Ils doivent accepter tout ce qui est nécessaire à l’accomplissement de leur tâche, et toutes les conséquences qui en découlent. C’est la seule façon d’assurer la victoire… Cela dit, je respecterai tes ordres.
— T’es un sacré numéro. » Sullivan allait partir mais il s’arrêta sur le seuil. « Écoute… Cette histoire, là, ton pays qui veut ta peau… J’ai entendu parler de la lettre. Je sais ce que tu ressens. »
Jake, lui aussi, avait jadis été accusé d’avoir trahi sa patrie. Il avait servi de bouc émissaire dans un complot ourdi par des imbéciles trop ambitieux. Mais la conception qu’il avait de l’honneur était puérile, et il ne comprenait rien au code des guerriers. Le pays de Sullivan était faible et corrompu : il aurait dû s’attendre à ce couteau dans le dos.
« Tu ne sais rien du tout. »
Chapitre 4
Wyatt Earp était l’un des rares hommes que j’aie personnellement connus et que je considérais comme inaccessibles à la peur physique. J’ai souvent observé, et je ne suis pas le seul à le penser, que ce qu’on prend pour du courage est souvent la peur de l’opinion des gens. En d’autres termes, la bravoure est un mélange de respect de soi, d’égoïsme et de crainte du qu’en-dira-t-on. L’apparente témérité de Wyatt Earp dans les moments de danger est caractéristique. La peur n’entre pas dans l’équation, et, au bout du compte, je pense qu’il accorde plus de valeur à ses opinions qu’à celles de son entourage. C’est l’image qu’il a de lui-même qu’il cherche à préserver… Jamais dans sa carrière il n’a tiré si ce n’était pas absolument nécessaire, par exemple contre des adversaires doués de la magie des sorciers… Wyatt savait se battre à mains nues, et il a souvent réglé leur compte à des méchants, comme on disait, sans recourir à d’autres armes que celles fournies par la nature. Oui, vous connaissez les histoires qu’on raconte à son sujet, mais ce n’est pas la moitié de la vérité. Une fois, en 1908, on a aidé Jack Pershing et ses chevaliers de New York dans une histoire d’arme de Tesla volée, il y avait un salopard de Jap couvert de cicatrices magiques… Si vous aviez vu… Non. Oubliez. Je dis n’importe quoi. Pardonnez les divagations d’un vieillard.