« Voyageuse » (CBF)
Quelques heures plus tard, Heinrich traversa le plafond pour réveiller Sullivan. « C’est le moment. » L’estompeur tira sur la chaînette qui allumait la seule ampoule de la cabine. Jake était installé dans les quartiers des officiers, et pourtant il y avait cinq autres couchettes en plus de la sienne, presque toutes occupées. Ses voisins, gênés par la lumière, se mirent à grommeler.
Sullivan réussit à s’extraire du renfoncement où se trouvait sa couchette sans se cogner la tête. Il avait obtenu la plus grande, bien trop courte néanmoins pour un type de sa taille. Celle du dessous, au niveau du plancher, était occupée par du matériel et non par un collègue : personne n’avait le courage de dormir sous un lourd qui, grâce à la magie, frôlait les deux cents kilos. Sullivan récupéra sa montre et son .45. « Une heure du mat’. Ça n’a pas pris longtemps… » Il s’en était douté et n’avait pas retiré ses bottes en se couchant. « C’est qui ?
— Skaggs, un employé du CBF. »
Sullivan ne lui avait parlé qu’une seule fois. Un mécano de Francis, figure toute ronde, voix rocailleuse.
« Où ça ?
— Soute à cordages arrière », répondit Heinrich, guilleret. Il tirait trop de plaisir de ces situations. « Lance le tient à l’œil.
— Je suis content que vous ne l’ayez pas zigouillé.
— La tentation était grande. »
Leur conversation réveillait les autres occupants du quartier des officiers. « Qu’est-ce… Hein ? » gémit Barns, qui, en se redressant, tendit machinalement le bras vers le holster pendu à la cloison. « Qu’est-ce qui se passe ?
— Rendors-toi », lança Sullivan au pilote avant qu’il ait dégainé. Les pirates étaient du genre nerveux. « Je te raconterai demain.
— Éteins la lumière alors, bordel. »
Sullivan tira la chaînette et suivit Heinrich dans la coursive. Contrairement à la majorité des navires du CBF, la Voyageuse n’était pas conçue pour le confort des passagers, et les couloirs n’étaient que des passages mal éclairés entre des cloisons métalliques. Les soutes à cordages se trouvaient tout en bas ; il allait falloir faire vite pour prendre le type la main dans le sac.
Le garder en vie permettrait de l’interroger, et, tant qu’à faire, autant s’assurer la présence d’un détecteur de mensonge vivant. « Vous êtes allés chercher un liseur ?
— Lance a envoyé une souris.
— Se faire réveiller par une bestiole qui vous grimpe sur le nez… Charmant. Il nous faut un parleur, tant qu’on y est, si notre espion n’est pas d’humeur bavarde.
— On ne t’a pas attendu, Jake. Tu oublies que j’ai beaucoup plus d’expérience que toi avec les mouchards. » Heinrich, tout à coup, ouvrit de grands yeux. « L’espion est mécano.
— Et alors ?
— Skaggs connaît le vaisseau par cœur. S’il reçoit l’ordre de nous saboter, qui sait les dégâts qu’il causera ?
— Je n’ai aucune envie de détruire un second super-dirigeable de Francis. » Sullivan ralentissait Heinrich, avec sa manie de contourner les obstacles au lieu de les traverser. « File. Je te rattrape. »
Heinrich hocha la tête et, au même instant, devint flou et grisâtre ; il s’enfonça dans le plancher et disparut. Cela avait l’avantage d’épargner à Sullivan l’humiliation qu’on le voie se frayer maladroitement un chemin dans les étroites écoutilles. Les marches étaient plus courtes que ses pieds. « Les concepteurs de ce rafiot le destinaient à des Pygmées », ronchonna-t-il.
Il pénétra dans la soute à cordages quelques minutes plus tard. Skaggs gisait dans un coin, la figure sanguinolente, et Heinrich brandissait une clé à molette. Jake aurait pu prendre son temps.
Il enfonça la pointe de sa botte dans les côtes du mécano renégat, pour s’assurer qu’il vivait toujours. Skaggs poussa un grognement. « Il a fait sa mauvaise tête ?
— Rien qui ne s’arrange avec le bon outil, répondit Heinrich. En pleine tête, une clé à molette, ça motive son employé.
— Regarde. » La voix grave de Lance s’élevait d’un angle qui semblait désert. « Par terre. » Sullivan enjamba les rouleaux de cordages et repéra une petite souris brune qui courait en rond. Des éclats de verre étincelaient.
Il s’agenouilla pour ramasser le plus gros éclat. C’était un morceau de miroir sur lequel on avait gravé quelque chose. « Un sortilège de communication ?
— Ouais », répondit la souris d’une voix beaucoup trop forte. Lance Talon était un bestial : son pouvoir lui permettait de contrôler les animaux. Prévoyants, les chevaliers s’étaient assurés que la Voyageuse serait infestée de vermine. Ça finirait par causer des problèmes, mais il suffirait de se procurer un chat… Et Lance pourrait sûrement ordonner à toutes les souris de sauter par-dessus le bastingage. Les bestiaux n’avaient jamais besoin d’appeler le dératiseur. « Le détecteur de sortilèges que Fuller a fabriqué est devenu fou. J’ai trouvé notre ami en train d’expliquer à je ne sais qui que nous faisions cap vers la Sibérie. »
Heinrich avait relevé un Skaggs presque inconscient et le fouillait pour vérifier qu’il n’était pas armé. Ç’aurait été inutile s’il avait disposé d’un pouvoir magique offensif. « C’est un actif ? demanda Sullivan.
— Pas que je sache. » Heinrich prit le temps de gifler le mécano, déclenchant une série de vaguelettes dans la graisse de sa joue et jusque dans ses doubles mentons. « Hé, hé, on se réveille, Scheisskopf. Tu bouges une oreille, je sens la moindre goutte de magie, et je t’enfourne dans un turboréacteur. » Une seconde gifle, encore plus brutale, pour bien se faire comprendre. « Entendu ? »
Aux grimaces que Skaggs faisait sous les coups, on voyait bien qu’il n’était pas habitué à la violence. « D’accord, d’accord ! Arrêtez, arrêtez ! » Peu à peu, en secouant la tête et en clignant des yeux, il reprenait ses esprits… et comprenait qu’il s’était fourré dans une situation très inconfortable. Les supplications commencèrent. « Oh, non. Oh, non ! Je n’ai rien fait ! Ne me faites pas de mal. Je vous en prie ! »
Il était mort de peur, ou alors très bon comédien. Ça ne changerait rien. « On va te débarquer. La seule question, c’est si tu empruntes la voie aérienne ou la passerelle.
— Vous faites erreur ! »
Sullivan brandit le morceau de miroir. « L’erreur, c’était de croire que tu pourrais nous vendre sans qu’on s’en aperçoive. » Les yeux de l’espion passaient de la main de Sullivan aux éclats restés à terre. Il était coincé et le savait. « Pour qui tu travailles ? »
Skaggs était plus coriace qu’il n’en donnait l’impression. Ou, simplement, aux abois. « Va te faire foutre.
— Tu préfères la manière dure ? » Sullivan jeta le bout de verre. « À ta guise. » Des mouvements dehors : Sullivan vit des chevaliers derrière l’écoutille, le liseur et le parleur qu’il avait réclamés. Heinrich s’était chargé de les recruter, et Sullivan ne les connaissait pas vraiment.