« Voyageuse » (CBF)
La vue qui s’offrait à l’avant du vaisseau était de forêts verdoyantes et de rivières bleues, à perte de vue. Sullivan, appuyé au bastingage, compensait son manque de sommeil à coups de café noir. Le quart de nuit était remplacé par les hommes plus chanceux affectés à la journée. Barns Dalton déboula sur le pont, regarda autour de lui en se grattant la tête et demanda : « On va au nord ?
— Ouais, répondit Sullivan.
— La Sibérie, c’est pourtant par là-bas ? » Barns leva une main vers un hublot latéral.
« Ouais. » Une autre gorgée de l’infâme liquide qui lui brûlait les entrailles. Ce que le capitaine Southunder appelait « café » aurait nettoyé un moteur. « Changement de programme.
— Je ne suis que le chef pilote, après tout », grogna Barns. Le maraudeur qui barrait pendant la nuit lui laissa le gouvernail et Barns s’assit à sa place. « Pas besoin de me tenir au courant des détails. »
Sullivan ne comprenait rien aux complexes systèmes de navigation qu’on inaugurait sur la Voyageuse, mais Barns n’avait eu aucun mal à s’adapter. Il avait été voltigeur sur biplan avant de rejoindre les maraudeurs ; selon Southunder, il était capable de piloter un canapé. Et puis, comme son pouvoir lui permettait d’influencer le hasard, il volait plus vite que les autres. Le jeune homme tapota le verre pour vérifier si les aiguilles étaient bloquées.
« Content de voir que mon sens de l’orientation n’est pas cassé. On va où, nom de Dieu ? »
Le capitaine Southunder arriva sur le pont en glissant le long d’une échelle, comme un gosse. À bord d’un vaisseau en vol, il avait l’agilité d’un ninja de l’Imperium. « Quatre-vingt-deux degrés nord, quatre-vingt-deux degrés ouest, Barns. Près de la rive nord d’Axel Heiberg.
— Hum… » Barns dut y réfléchir un moment. « Doit faire froid.
— C’est une base secrète sur un glacier. Les conditions météo ne devraient pas être bien pires que ce à quoi l’équipage s’attendait en Sibérie. Froid glacial, vents horribles, ours polaires mangeurs d’hommes, salopards de l’Imperium, on aura tout sur place. C’est pratique.
— J’aurais dû rester dans le Pacifique sud, ronchonna Barns. Mais, bon, au moins le blimp est chouette.
— Ça, oui, fit Southunder. La Voyageuse est certes une merveille technologique, mais on n’oublie jamais son premier amour. Le Bouledogue en maraude était une beauté.
— Un tas de bouts de ficelle et des couches de goudron.
— Il avait une âme. » Bob le Pirate se tourna vers Sullivan. « Les vents sont favorables. Si vous voulez que je les manipule, je peux nous faire accélérer ; sinon, on arrivera vers minuit. »
Atterrir sur un glacier puis progresser à pied serait très dangereux dans le noir, mais ça valait mieux que d’être repérés et d’essuyer des tirs antiaériens. Sullivan venait investir la base, et non la détruire du ciel. « Économisez votre magie, capitaine. On fera ça de nuit. »
Southunder lui rit au nez. « Vous n’êtes encore jamais venu aussi au nord, je me trompe, Sullivan ? En cette saison, le concept de nuit est tout relatif. On n’aura pas vraiment le bénéfice de l’obscurité.
— Ah oui… » Il avait oublié ce détail. C’était le problème d’apprendre par les livres et non l’expérience. Les faits vous revenaient beaucoup plus vite quand ils vous avaient compliqué la vie. Le solstice était encore à quelques semaines de là, mais, si près du pôle, la nuit serait très brève, et pas assez sombre pour dissimuler l’arrivée d’un dirigeable. « Vous pouvez nous en fabriquer ?
— Bien sûr. » Le capitaine réfléchit. « Mais, dans la région, je vais devoir repousser mes limites. Vous comprenez, si je manipule le temps pour obtenir une violente tempête, il y aura des conséquences. Plus on s’éloigne de l’endroit où je travaille, moins je contrôle ce qui se passe.
— Où voulez-vous en venir ?
— Si je perturbe les fronts barométriques pour cacher notre vaisseau, ça risque d’être l’horreur sur le glacier. »
Sullivan se contenta d’un hochement de tête avant de plonger les yeux dans son café. « Je dirai aux gars de porter des moufles. »
Barns frissonna. « J’aurais vraiment dû rester dans le Pacifique sud…
— On baisse la rampe dans cinq minutes ! cria un maraudeur depuis la passerelle. Cinq minutes ! »
La Voyageuse frémit sous une bourrasque et se mit à gîter. Ian Wright dut s’accrocher à un filet pour ne pas tomber. La manœuvre la plus dangereuse d’un vol, c’était toujours l’atterrissage ; il fallait une bonne dose d’inconscience pour y ajouter une tempête. Une nouvelle rafale les fit repartir dans l’autre direction.
Vingt-cinq chevaliers participeraient à l’assaut. Ils s’étaient rassemblés dans la soute, emmitouflés dans d’épais vêtements d’hiver, et s’absorbaient dans la vérification de leur matériel. Le vent tourna de nouveau et la Voyageuse pivota. Une boîte de munitions, restée ouverte, se renversa et répandit des cartouches de fusil dans toute la pièce. Un chevalier tomba de côté en vomissant.
Une ampoule rouge se mit à clignoter. Le maraudeur posté sur la passerelle criait des ordres à ses camarades quand un terrible grincement couvrit ses mots.
« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Ian à son voisin.
Après tout, Chris Schirmer était un répareur et un protégé du grand John Moses Browning : il s’y connaissait, en mécanique.
« Comment je le saurais ? » Il fourrait des chargeurs dans des sacs fixés à sa ceinture. « J’étais armurier, pas charpentier de marine. » Mais, en observant un peu les pirates qui cavalaient et les outils qu’on s’échangeait, il ajouta : « Je pense qu’un patin d’atterrissage est bloqué.
— C’est grave, alors ?
— Assez. Je vais voir si je peux donner un coup de main. » Schirmer se leva et s’en fut sur le pont dangereusement incliné.
Ian ferma les yeux et se concentra pour oublier sa nausée. « Et je me suis porté volontaire ? Qu’est-ce qui m’a pris ?
— Tu voulais combattre un monstre extraterrestre », lui répondit-on.
Ian releva les paupières : c’était Steve Diamond, auprès de qui il avait affronté le BCI à Mason Island. Le bougeur trichait : il recourait à sa magie pour ramasser les cartouches éparpillées. Les .30-06 furent rassemblées comme par un balai invisible, après quoi le tas alla se nicher dans la boîte. Diamond en referma le couvercle de la main.
« Ce n’est pas rien, quand même.
— À condition que cet éclaireur existe pour de bon.
— Ah non, Ian, tu ne vas pas recommencer. » Diamond poussa un grand soupir. « On part à l’aventure. »
Un autre chevalier leva les yeux du fusil qu’il nettoyait. On leur avait dit de frotter les mécanismes avec de la poudre de graphite : la graisse ou l’huile auraient gelé, vu la température, et endommagé les armes. « C’est bien toi, l’évoqueur qui voulait convaincre les anciens d’annuler la mission ?
— Oui. C’est moi l’évoqueur.
— Genesse. Parleur. Du calme… » Il avait remarqué la crispation de Ian. « Je ne cherche pas à te faire changer d’avis. » C’était un petit bonhomme mince au teint mat. Italien, peut-être, mais il avait l’accent américain. Bien sûr, Ian avait beau être écossais, à force de vivre aux États-Unis il en avait pris l’accent. Les chevaliers du Grimnoir voyaient du pays. « Si tu penses qu’il n’existe pas, pourquoi t’être porté volontaire ?