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— J’ai changé d’avis. » Ian ne fournit pas d’explications. Il en avait déjà parlé aux autres. Inutile de ressasser un désaccord cinq minutes avant d’attaquer une base de l’Imperium.

Jake Sullivan était persuasif, pour un lourd – ou justement parce qu’il était un lourd. Il ne lâchait jamais le morceau. Autant se disputer avec un rocher. À force de se montrer catégorique quant à ce qu’il considérait comme la vérité, il avait persuadé beaucoup de chevaliers que l’éclaireur existait bel et bien. Aux yeux de Ian, cette information était douteuse puisqu’elle venait du président. Seuls les imbéciles gobaient les délires d’un fou. Pire encore : les délires du fantôme d’un fou.

Inutile, selon Ian, d’aller chercher ses adversaires dans l’espace. Il y en avait bien assez sur Terre. Pendant que les meilleurs chevaliers perdaient leur temps à se battre contre des moulins à vent, aux États-Unis le BCI enregistrait les actifs, ce qui se terminerait inéluctablement en pogroms ou en camps. Pendant qu’on attaquait une base inutile perchée sur un iceberg au milieu de nulle part, les écoles de l’Imperium torturaient et tuaient des innocents à travers toute l’Asie.

Comme Beatrice.

Ian n’en débattrait pas avec les chevaliers que Sullivan avait réussi à convertir. Ça ne rimait à rien. Il avait d’autres motivations pour se porter volontaire. « Quoi qu’il advienne, on laissera l’Imperium avec un bel œil au beurre noir.

— C’est ça l’idée », conclut Diamond.

L’enthousiasme serein de ce type agaçait Ian. Les anciens aimaient qu’on soit toujours partant ; cela expliquait sans doute que Diamond obtienne des responsabilités, quand Ian passait d’un petit boulot à un autre, alors qu’ils avaient rejoint la société à peu près en même temps et qu’ils avaient le même âge.

Bien sûr, c’était facile pour Diamond et ses pareils d’être toujours partants. Leurs femmes à eux, elles n’avaient pas subi la torture dans une école de l’Imperium jusqu’à en perdre la raison. Eux, ils n’avaient pas été contraints d’évoquer un démon pour abréger leurs souffrances.

Ian regarda les chevaliers autour de lui. Il en connaissait une bonne partie. Tous des volontaires, mus par des raisons qui leur étaient propres. Mike Willis, le liseur, incarnait l’archétype du noble héros ; c’était un vieil ami de George Bolander. Willis avait signé parce que c’était ce que son mentor aurait souhaité. Mottl, un frigo, et Simmons, une torche, étaient les séides de Diamond. Ce groupe-là cherchait les ennuis. Leur guérisseur, Dianatkhah, avait une réputation de séducteur et de risque-tout. Les autres, il ignorait leur histoire, mais c’étaient tous des actifs doués et dangereux. Quelles que fussent leurs motivations, malheur à ceux qui se dresseraient en travers de leur route.

Pendant que les deux autres discutaient, Schirmer avait utilisé son pouvoir magique pour comprendre le mécanisme complexe du train d’atterrissage et trouver la raison du dysfonctionnement, qu’il régla temporairement avec du chewing-gum et un morceau de câble avant de faire signe à l’équipage massé sur la passerelle.

« On baisse la rampe dans deux minutes ! » cria leur chef.

Jake Sullivan fit son apparition dans la soute, armé d’un Browning automatique bullpup certainement enchanté par le maître en personne. Le lourd, enveloppé de fourrures, était encore plus intimidant. Il ne manquait plus que le casque à cornes pour le faire ressembler à un Viking. « Allez, les gars. On y va. »

Les chevaliers poussèrent des hourras. Ian joignit sa voix aux autres, même si ça le rendait malade. Le Grimnoir s’était laissé aveugler par les bobards de Sullivan. Ses frères perdaient leur temps avec un conte à dormir debout, quand des actifs, partout, souffraient. Son beau-père, Isaiah Rawls, avait compris qui étaient les véritables ennemis. Il avait sacrifié son honneur pour les vaincre, remportant ainsi la plus grande victoire contre la tyrannie de l’histoire de la société. Genesse lui avait demandé pourquoi il s’était porté volontaire. Le parleur n’aurait jamais compris. La mission de Ian était de s’assurer que cette mission absurde porterait des fruits utiles. Depuis trop longtemps les chevaliers se montraient timorés. Cette mission-ci était la plus directe depuis des années.

Ian ne croyait pas à l’éclaireur de Sullivan, mais tuer des suppôts de l’Imperium, ça, il y croyait.

Île Axel Heiberg

La patrouille ne vit rien venir.

Sullivan avait été soldat. Il savait l’effet que le froid et la monotonie pouvaient produire, et l’hiver dans une tranchée en France, c’était un paradis tropical par rapport à cet environnement affreux. L’endurance et l’entraînement n’y changeaient rien. Personne ne pouvait surveiller le néant pendant des heures en conservant sa vivacité d’esprit. Protéger un objet dont personne ne connaissait la nature, et qui n’intéressait personne, ça finissait par lasser. Même chez des soldats de l’Imperium, des fanatiques prêts à obéir aveuglément, le froid et l’ennui finissaient par user le sens du devoir. Ça vous abattait, vous n’accomplissiez plus vos patrouilles que par soumission à vos supérieurs, et encore : vous attendiez que ça passe en vous gelant les fesses, vous plongiez le regard dans l’immensité glacée jusqu’à ce qu’il soit l’heure de rentrer.

Jusqu’à la nuit où un ours polaire vous dévorait tout cru.

Sullivan se figea en voyant le monstre blanc avancer dans la neige. Malgré la tempête magique, il faisait bien trop clair pour le milieu de la nuit ; néanmoins, il ne repéra l’animal qu’une fois celui-ci tout près de lui, alors que Lance ne visait pas la discrétion. Le mufle de l’ours dégoulinait de rouge, et son poil sale était marbré de rose.

« Je les ai eus. Si tu avais vu leurs tronches ! » dit l’animal d’un air anormalement guilleret – non que Sullivan eût l’habitude de discuter avec un ours. Les bêtes habitées par Lance continuaient-elles à ressentir de la joie ? « Quatre hommes, et elle les a éliminés avant qu’ils réussissent à tirer. Les ours polaires, c’est remarquable. Son flair m’assure qu’il n’y a personne d’autre dans la zone. Vous êtes tranquilles jusqu’à la base.

— Beau boulot, dit Sullivan en claquant des dents.

— Du boulot ? Tu parles. Moi, je suis à bord de la Voyageuse, bien confortable, assis près d’une bouche de chauffage. Suivez la piste de l’ourse, je vous conduis à l’entrée. Ne vous écartez pas des traces. Le secteur est pourri de crevasses. » L’ourse découvrit ses crocs en un sourire terrifiant, recula d’un pas chaloupé et partit au galop. En deux secondes, elle était invisible.

Sullivan portait un masque, mais le froid avait traversé, et sa figure était déjà engourdie. Ses yeux gelaient dans leurs orbites sous ses lunettes, et sa morve était solide, au point que la pestilence musquée de la bête ne lui parvint qu’après son départ. Il se retourna, discernant à peine les hommes qui le suivaient, accroupis, l’arme prête. Il leur fit signe de le rejoindre. Le type qui arriva le premier était si chaudement vêtu qu’on ne pouvait l’identifier. Sullivan insista sur la consigne de bien suivre les traces, la fit répéter par le chevalier anonyme et le chargea de faire passer le message. Hors de question de perdre un camarade pour un vulgaire trou dans la glace. Ils auraient dû s’encorder, comme l’avait conseillé Heinrich.

La neige tombait si dru qu’il distinguait à peine les empreintes de l’ourse, pourtant toutes fraîches. Il glissait à chaque pas. Ils avaient apporté des raquettes – excellente initiative – mais avaient sous-estimé la difficulté de s’en servir sans entraînement. Les muscles de ses jambes le brûlaient, et il transpirait, mais la sueur gelait sur sa peau : sensation très déplaisante. Sullivan, heureusement, pouvait modifier son poids et ne s’enfonçait pas trop. Il aurait pu se rendre léger comme une plume mais préférait économiser sa magie. Comment savoir ce qui les attendait dans la base de l’Imperium ?