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Il aurait dû endosser l’armure de pousseur, gravée de sortilèges qui régulaient la température de son porteur. Mais elle pesait une tonne, et il ne voulait à aucun prix tomber dans un gouffre. Il survivrait sans doute, mais ses compagnons devraient le récupérer et il se serait couvert de ridicule.

Toujours prêt à expérimenter, il décida d’augmenter la densité de sa peau. Ça marchait pour conserver sa chaleur corporelle, mais ça consommait beaucoup d’énergie magique ; il abandonna donc. Il testerait ça plus tard ; ce serait utile s’il affrontait un frigo. L’idée de se trouver à court de magie lui fit penser au sortilège copié dans le grimoire de Bradford Carr et planqué sous sa paillasse. Avec ce dessin sur le corps, il disposerait d’une vaste réserve magique. Mais ce sortilège avait causé bien des dégâts et il ne l’essaierait qu’en dernier recours.

Le froid lui brouillait les idées. Sullivan se concentra.

Toru ne savait pas grand-chose des stations polaires, sinon qu’elles existaient et que tous les soldats de l’Imperium redoutaient d’être affectés dans ces trous glacés. Le président les avait fait construire vingt ans plus tôt, une en Arctique et une en Antarctique, obtenant ainsi un système d’alarme rudimentaire pour guetter l’arrivée d’un éclaireur. Sans qu’on sache pourquoi, ses engrenages avaient décrété qu’il fallait les placer au plus près des pôles. L’île Axel Heiberg était la terre ferme la plus septentrionale de la région. Une des entreprises secrètement dirigées par l’Imperium l’avait donc achetée aux Canadiens, qui, de toute façon, n’en faisaient rien.

La magie de l’installation n’avait pas été mise à l’épreuve. L’éclaireur précédent avait débarqué cinquante ans plus tôt, et on ignorait si elle réussirait à détecter le prochain. La garde de fer n’en attendait pas beaucoup de résultats, voire pas du tout. Ce type de magie était capricieux, peu fiable. Mais, pour comprendre les objets ensorcelés, le Grimnoir disposait d’une arme secrète…

Les lunettes de Sullivan se couvraient de buée, ce qui ne rendait pas les traces plus faciles à suivre. Il était reconnaissant à Lance et à son pouvoir de bestial : croiser une patrouille habituée à ce climat aurait été un cauchemar. Aucune envie d’échanger des coups de feu alors qu’il portait des gants trop épais pour actionner la détente ; si déjà la culasse de son BAR n’était pas complètement gelée.

Devant lui, il aperçut un monticule qu’escaladaient les traces. Il était déjà au sommet quand il comprit qu’il s’agissait d’un mur, jadis, avant que le vent et la glace ne le dévorent. De l’autre côté, un gros tas de neige… Non. C’est un bâtiment. D’autres tas, autour, devaient être des édifices plus petits.

Quelqu’un le rejoignit sur le faîte. « Nous y sommes. » Il n’identifia Heinrich qu’au timbre de sa voix ; physiquement, comme les autres, c’était une boule de fourrure masquée, dont les yeux sous leurs lunettes examinèrent les constructions alentour. « Je parie que ce sont des batteries antiaériennes.

— Il leur aurait fallu une demi-heure pour en dégivrer une. On aurait pu jeter l’ancre au-dessus du complexe sans être inquiétés.

— Mais on aurait raté une délicieuse excursion. » Heinrich se retourna pour contempler l’étendue traversée. « Magnifique, non ? »

Sullivan suivit son regard. Avec la tempête de neige envoyée par Southunder, on n’y voyait rien. Grandir dans la Cité morte ne rendait pas exigeant. « Si tu le dis.

— Je suis content qu’on ait pu venir au printemps. »

Une autre silhouette les rejoignit, celle-ci parfaitement reconnaissable : seul Toru avait la puissance physique nécessaire pour trimbaler un tel arsenal. De l’avis de Sullivan, il n’avait emporté l’énorme massue de guerre en métal et l’épée monstrueuse que pour impressionner le Grimnoir. « J’ai froid.

— Sans blague. Qu’est-ce que tu penses de ça ? »

Toru examina l’installation. « Leurs canons sont évidemment hors d’usage. Si j’avais inspecté cette station, j’aurais fait exécuter le commandant pour manquement au devoir. C’est indigne de l’armée impériale.

— Tu as l’air déçu », fit remarquer Heinrich.

Toru grogna peut-être, mais le vent emporta le bruit. Sullivan compta les formes qui sortaient de la neige et se regroupaient dans l’espoir de se réchauffer. Tactique débile si l’Imperium les surveillait, mais il faisait si froid qu’on ne pouvait guère le leur reprocher. Apparemment, tout le monde était là. Bien.

« Je vois une entrée », dit Heinrich. L’ourse polaire avait redescendu la butte jusqu’à une dépression qui marquait l’endroit où la dernière patrouille avait creusé pour se frayer une sortie.

L’heure était venue. « Heinrich, prépare les gars. » L’estompeur hocha la tête et descendit en dérapage contrôlé. Préparer les hommes, c’était leur faire enlever les raquettes et s’assurer que leurs armes pouvaient encore tirer. Sullivan attendit que Heinrich ne puisse plus l’entendre pour ajouter : « Toru, si tu veux, tu restes ici.

— Tu doutes de ma détermination ?

— Non. » Sullivan se rappelait l’hésitation qui l’avait frappé à l’instant d’affronter le BCI. « Ce sont tes compatriotes.

— Ils veulent m’empêcher d’accomplir les dernières volontés de mon père. C’est regrettable, mais leur mort est nécessaire.

— S’ils se rendent, pas besoin de les tuer. » C’était idiot, il le sut dès qu’il eut refermé la bouche.

« Ils appartiennent à l’Imperium. Ils ne comprennent pas le concept de reddition. Même si nous prenions la base sans effusion de sang, ils se suicideraient pour effacer leur honte. Mourir au combat est toujours préférable… Viens. Dedans, il fera plus chaud. »

Ils avaient apporté de la dynamite, au cas où la porte serait blindée. Mais à quoi bon la dynamite avec un estompeur dans la troupe ?

Heinrich Koenig traversa le plafond et atterrit en douceur. Un soldat solitaire, adossé au mur, luttait pour ne pas s’endormir. Heinrich l’interrompit en plein bâillement. Sur une table, à côté, brûlait une bougie. La station avait l’électricité, mais Heinrich s’était dit qu’on l’économiserait sûrement puisqu’il fallait faire venir le carburant pour le générateur.

Le soldat ouvrit des yeux effarés en se demandant comment un inconnu bizarrement habillé avait fait pour apparaître juste sous son nez, mais, avant qu’il ait pu dire un mot, Heinrich le bâillonna d’une main tout en lui plantant un stylet sous l’oreille.

Ils se regardèrent l’espace d’un instant éternel. La violence était si soudaine que le Japonais ne comprenait pas qu’il était déjà mort. Heinrich lut dans ses yeux une terreur qu’il avait déjà rencontrée des dizaines de fois, mais un survivant de la Cité morte n’hésitait jamais.

Tourner. Même si le soldat portait un kanji magique le rendant plus résistant, il ne survivrait pas à présent que sa colonne vertébrale était sectionnée.

Attendre un peu. Puis Heinrich, lentement, en silence, allongea le cadavre.

La porte était fermée de l’intérieur. Les patrouilles devaient se servir d’un signal pour qu’on leur ouvre. Heinrich mordit dans sa moufle pour la retirer, posa sa main nue sur le gros cadenas et imagina qu’il faisait partie de son corps. Il se concentra, vira au gris, et le métal devint impalpable en même temps que lui. C’était comme s’estomper avec les vêtements qu’il portait, ce qu’il faisait sans y penser. Le cadenas se libéra.