Au-dessus de lui, l’air libre l’attirait, mais s’il remontait trop tôt on l’abattrait à vue. Non. Mieux valait affronter l’obscurité. Il valait toujours mieux affronter l’obscurité.
Son pouvoir presque épuisé, Heinrich bondit avec l’énergie du désespoir. Il jaillit du plancher, redevint solide en commençant par le sommet du crâne et se retrouva à quatre pattes dans un vaste hangar. Il crut d’abord qu’un lustre l’éblouissait. Mais ses yeux accommodèrent et il vit l’énorme globe luminescent. C’était forcément l’appareil qu’ils venaient chercher.
Mais le temps manquait pour admirer le paysage. Deux soldats tiraient un peu plus loin. Un troisième, portant l’écharpe rouge des officiers, ordonnait à deux autres hommes d’enfoncer des câbles dans un gros tonneau métallique ; il hurlait. Inutile de parler japonais pour comprendre qu’ils s’apprêtaient à tout faire exploser.
Bien. Mourir dans un glacier, d’accord, mais pas en vain.
Ils ne l’avaient pas encore repéré. Heinrich saisit son Luger P.08 dans son étui d’épaule. Il avait beau être l’ami de John Browning, il mettait parfois un point d’honneur à porter une arme venue de sa patrie.
Les soldats armés d’explosifs étaient les plus dangereux, et il fallait les éliminer avant tout. Heinrich s’approcha d’eux, l’arme au poing. Il ne voulait pas tirer de loin, de peur de toucher le tonneau et son contenu. Ils le virent quand il fut à cinq pas d’eux seulement. Le premier reçut une balle en pleine face. L’autre deux, ce qui le persuada de lâcher les explosifs. L’officier pivota en grondant des imprécations : Heinrich le tua net.
Les deux derniers se tournèrent vers lui quand il les mit en joue. Impossible de s’estomper encore pour éviter leurs balles, et impossible qu’ils ratent leur coup à si courte distance. Il tira en même temps qu’eux, écrasant la détente très rapidement jusqu’à ce que les bras de verrou se bloquent en position ouverte sur le Luger vide.
Le silence régnait. L’air était noir de carbone. Je suis indemne ? Heinrich battit des paupières mais s’abstint de chercher des trous sur sa personne. Il avait touché l’un de ses adversaires à la joue, lui arrachant la base du crâne. D’ailleurs, des fragments de cervelle coulaient le long du mur. Puis il comprit qu’il devait sa survie à un démon albinos haut comme trois pommes et tout flasque, qui s’était jeté sur l’autre soldat pour le rouer de coups. Heinrich leva les yeux : un conduit de chauffage pendait, brisé, là où l’évoqué de Ian s’était frayé un passage, poursuivant sans doute le même but que lui.
Le chevalier s’approcha du petit démon, qui le dévisagea de ses quatre yeux rouges. « Ian, si tu m’entends à travers ces vilaines oreilles, je te dois une tournée. »
Le démon hocha la tête dans un geste très humain et entreprit de pulvériser la tête de sa victime avec ses petits poings patauds.
Chapitre 6
Cher docteur Kelser, si vous êtes effectivement docteur. Veuillez excuser mon impertinence, mais il faut que ce soit dit. Vous êtes un crétin et un charlatan. Votre récent article dans lequel vous exposez votre nouvelle théorie sur les origines de la magie dans la population depuis le milieu du siècle dernier m’a grandement amusé. Atlantis ? Vraiment ? Comme vous êtes incapable d’expliquer scientifiquement l’apparition de la magie, vous en concluez que le continent perdu d’Atlantis doit y être pour quelque chose ! Votre diplôme de médecin, vous l’avez trouvé dans une boîte de biscuits ? Tout scientifique sensé comprend que la magie naît dans les cristaux.
Île Axel Heiberg
Toru savait où aller.
Il avait menti en affirmant n’être jamais venu. Il avait visité la station autrefois, accompagnant une expédition d’approvisionnement, bien content d’avoir une excuse pour s’échapper de l’ambassade.
Pour qu’un officier de l’Imperium soit affecté à cette base abominable, il devait être au bout du rouleau, mais celui qu’avait croisé Toru lors de son inspection conservait quelques vestiges de professionnalisme, assez du moins pour donner le change. Le commandant actuel, lui, était pathétique. Tout se déroulait si vite que le Grimnoir n’essuierait peut-être aucune perte. Une défaite écrasante qui couvrait de honte l’Imperium. Et, tout incompétent que soit l’officier supérieur, Toru avait quelque chose à faire avant que les chevaliers n’aient tué tout le monde.
Profitant de la distraction générale, il se glissa dans un couloir de service et descendit une échelle. Rapide et léger grâce à son pouvoir, il traversa le sous-sol en quelques secondes. Une brute douée battait les gazelles à la course, et Toru était sans égal. Il intercepta un impérial ; à contrecœur, il lui brisa l’échine sans lui laisser le temps de réagir. C’est mieux ainsi, mon frère.
Les quartiers des officiers se trouvaient là. Toru intercepta les jeunes hommes qui, réveillés par le vacarme, couraient vers les coups de feu. L’Imperium ne gaspillait pas ses actifs à de tels postes, mais tous les officiers recevaient au moins un kanji : ils risquaient de compromettre la réussite de sa mission. Toru puisa dans son pouvoir et leva son tetsubo d’acier.
Il les tua tous.
Les pointes qui hérissaient sa massue dégouttaient de sang. Toru décrivit un lent cercle. Les murs étaient repeints en rouge. Des cadavres désarticulés jonchaient le sol.
C’est mieux ainsi.
L’appartement du commandant était fermé à clé. D’un coup de pied, il arracha la porte à ses gonds. Un capitaine mal rasé, aux yeux chassieux, se débattait avec sa chemise. Toru, écœuré, contempla les ordures éparpillées, les bouteilles de saké vides, et brisa tous les os de la main tendue vers un pistolet. Il saisit ensuite le capitaine par le cou, le souleva et l’écrasa contre le mur.
Le type, écarlate, avait le souffle coupé. Il battait des paupières en suppliant comme un paysan. « Ne me tuez pas ! Pitié ! Je me rends ! » glapissait-il. La philosophie de Toru, sa conception de ce que représentaient les véritables guerriers, se révoltait. On voyait bien quel genre d’homme finissait sa carrière dans une voie de garage polaire.
« Je suis Toru Tokugawa. » Les yeux du capitaine s’écarquillèrent à travers ses larmes. « Tu connais mon nom. Bien. Tu vas activer le sortilège de communication d’urgence. Et que ça saute. Je veux parler à la cour d’Edo. » Toru serra le poing, rien qu’un peu, pour que le capitaine comprenne le prix de toute désobéissance, puis le laissa tomber. « J’ai des informations à transmettre. »
Toutes les bases impériales disposaient de kanjis permettant de contacter rapidement le haut commandement, qui court-circuitaient la voie hiérarchique pour atteindre directement le cercle étroit des conseillers du président. On ne s’en servait qu’en cas d’extrême urgence, de crise apocalyptique, sous peine de mort.
Toru, ancien garde de fer, savait lancer le sortilège en question, mais, quelques mois plus tôt, il s’y était essayé en vain. Son but avait été de prévenir l’Imperium qu’un faux président était aux commandes de l’État ; mais quelqu’un avait bloqué sa magie. L’imposteur voulait empêcher la contagion.
Toru avait bien conscience que, même s’il réussissait à faire passer son message, rien ne changerait. On ne le croirait pas. Qui douterait du président ? S’il tenait à le faire malgré tout, c’était pour une autre raison.
Voyant le capitaine hésiter, il essuya son tetsubo sur les couvertures en vrac sur le lit. Cela suffit pour que le pauvre type se pisse dessus de trouille puis s’écarte à quatre pattes, avec une grimace quand il voulut s’appuyer sur sa main brisée. Il repoussa un paravent, révélant un grand miroir fixé au mur du fond, qu’il entreprit d’activer. Son sortilège était approximatif, ce qui n’avait rien d’étonnant, mais ces miroirs étaient l’œuvre d’engrenages de l’unité 731, des maîtres du kanji. N’importe quel imbécile était capable d’utiliser leurs créations.