« Viens à moi, couard ! » rugit-il.
L’éclaireur apparut.
Okubo le guerrier se prépara au plus grand combat de sa vie.
Agenouillé à même le roc, face au soleil levant, il était perdu dans ses pensées. Plus de la moitié de ses hommes avaient trouvé une mort glorieuse dans la bataille, et leurs cadavres jonchaient le désert pêle-mêle avec ceux des soldats de l’éclaireur. L’armure d’Okubo, désarticulée, pendouillait autant que ses vêtements en lambeaux. Il était couvert de sang mais n’en avait pas perdu une seule goutte lui-même. Les blessures qu’il avait essuyées auraient dû le tuer cinquante fois, mais le pouvoir l’avait sauvé en rendant ses tissus résistants ou, quand nécessaire, en refermant les plaies internes.
Le pouvoir avait une bonne raison de le garder en vie : il lui fallait un champion.
Il reconnut le pas de Hatori sur les cailloux. « Approchez. » Okubo n’ouvrit pas les yeux. Il sentait le soleil neuf sur sa figure tachée de rouge. Il pénétra dans les pensées du télépathe si doué ; la veille encore, il était incapable de cet exploit. « Non, Hatori. Je n’ai besoin ni de boire ni de manger. Et je n’ai pas besoin de me reposer. » Il n’en aurait plus jamais besoin, il l’aurait parié. Jamais le pouvoir n’avait eu meilleur protecteur. En récompense de sa victoire, l’entité l’avait rendu pratiquement immortel.
« Très bien, monseigneur. » Hatori le rejoignit sur le rocher qui dominait le champ de bataille. Okubo percevait la fierté légitime de son subordonné. « Après tous ces efforts… Nous avons réussi. Nous avons gagné.
— Victoire temporaire.
— Mais… nous avons massacré son armée. Vous avez en personne tué l’éclaireur ! » L’incrédulité de Hatori frôlait le manque de respect, mais Okubo, qui la comprenait, lui pardonna. Après une bataille acharnée, nul guerrier n’aurait voulu qu’on le prive des honneurs.
« Il en viendra un autre et, si nous le vainquons, d’autres encore ensuite. À présent, je connais mieux notre ennemi. Cette créature-ci était beaucoup plus puissante que la précédente et, plus la faim de son maître augmente, plus la rage de l’éclaireur sera redoutable.
— Je ne comprends pas, seigneur. »
Naturellement. Comment aurait-il pu comprendre ? Lui, au contraire d’Okubo, n’était pas en contact direct avec le pouvoir. La situation allait empirer, chaque nouvel éclaireur plus terrible que le précédent, en même temps que l’appétit de l’ennemi, donc jusqu’à ce qu’il dévore le pouvoir ou qu’il meure de faim. Tout était devenu clair. Grâce à cette victoire, le pouvoir allait accorder à Okubo des dons magiques encore plus redoutables. Il sentait déjà de nouvelles zones, de nouveaux sortilèges, de nouvelles formes géométriques apparaître dans son cerveau. Le pouvoir avait conscience qu’Okubo représentait sa meilleure chance de survie. Il allait lui confier tous ses secrets, abolir toute limite. Le pouvoir exaucerait ses désirs, ses caprices, pour garantir qu’ils vivraient tous deux.
Ses pouvoirs magiques lui seraient indispensables. L’Océan ténébreux devrait triompher chaque fois. Il suffirait d’une seule victoire d’un éclaireur…
Non. Okubo, la prochaine fois, ne pourrait se contenter d’une petite fraternité de guerriers. Il lui faudrait une puissante armée. Non. Il lui faudrait un empire…
Le Japon, affaibli, abandonné à la corruption, pourrissait de l’intérieur. Personne au gouvernement n’aurait la force de s’opposer à Okubo. Soutenu par l’Océan ténébreux et la magie du pouvoir, il pourrait conquérir l’armée qui seule assurerait la survie de l’espèce humaine. Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Pourquoi ne conquérir que le Japon ? Pourquoi pas le monde entier ? D’abord le Japon, oui, mais l’humanité entière devrait être unifiée pour vaincre à jamais l’ennemi.
« Il est temps que je reprenne mon nom.
— Je ne comprends pas, souffla Hatori d’une voix épuisée.
— Je suis le seul à même de comprendre. » Okubo ouvrit les yeux et se tourna vers l’orient, vers sa patrie. « Mais c’est tout ce qui compte. »
Chapitre premier
Les premiers membres de la société du Grimnoir se sont rassemblés peu d’années après les premières manifestations magiques. Nous voulions constituer un bouclier contre l’injustice. Nous étions purs. Nous avons fondé le Grimnoir pour devenir des héros, pour sacrifier nos vies sur l’autel d’une juste cause, pour défendre les opprimés… Cela impliquait, je m’en suis aperçu, d’assister à beaucoup d’enterrements.
Paris (France), 1933
Les funérailles de Murmure étaient très bien, se disait Faye. Il y avait foule malgré l’après-midi pluvieux, ce qui n’était pas surprenant : Murmure était très aimable. Bien sûr, elle avait eu beaucoup d’amis. Il y avait au moins cent personnes, toutes en noir. Faye espérait qu’elle aussi, à sa mort, aurait un bel enterrement, avec beaucoup de gens différents venus d’un peu partout pour dire des gentillesses sur son compte avant de la mettre en terre. Faye, à force d’imaginer la scène, se sentait un peu mélancolique. Ses amis devaient la croire déjà morte, réduite en poussière au beau milieu de Washington en même temps que le dieu des démons. Seul Francis savait qu’elle avait survécu, et elle comptait sur lui pour garder le secret.
Pour ce qu’elle en savait, on lui avait déjà organisé un enterrement, et elle l’avait raté. Elle espérait quand même qu’il y avait eu du monde.
Elle était trop loin pour déchiffrer les lettres gravées sur la pierre tombale, même avec sa longue-vue, mais ça devait être « Colleen Giraudoux ». Faye n’avait jamais entendu personne l’appeler Colleen. Pour tous, la Française était Murmure. Elle était morte depuis des mois, mais cela s’était produit de l’autre côté de l’Atlantique, et Washington avait été ravagée – des quartiers entiers détruits ou incendiés. Comme, malheureusement, on avait dû identifier un grand nombre de cadavres, celui de Murmure s’était retrouvé entassé parmi des milliers d’autres dans une morgue avant que Ian Wright ne parvienne à la retrouver et à faire rapatrier son corps chez elle, en France, pour des funérailles dignes de ce que Murmure aurait voulu.
Faye, la nuit où son amie était morte, lui avait fait une promesse. Elle avait donc traversé l’océan avec le cercueil pour s’assurer que cette promesse serait respectée. Le long voyage en mer lui avait donné le temps de réfléchir sur le sens du sacrifice consenti par Murmure. En donnant sa vie et sa magie pour renforcer les pouvoirs de Faye, Murmure avait sauvé la ville du monstre déchaîné.
Faye était une jeune femme hors norme, même pour une active. Elle le savait depuis un moment. Son lien avec le pouvoir semblait inépuisable au regard de celui de tous les autres. Son talent magique était, à ses yeux, le plus désirable, et aucun actif ne lui arrivait à la cheville, surtout depuis qu’elle avait réussi à tuer le président. Les autres étaient unanimes : Okubo Tokugawa était le plus fort du monde. Pourtant, elle lui avait donné une bonne leçon. Le plus grand sorcier du monde, je t’en fiche ! Faye eut un reniflement de mépris. Le président n’était plus si coriace après qu’elle lui avait arraché les mains en se dématérialisant avec elles.
Faye était unique. Le problème, avant, c’était qu’elle ignorait pourquoi, et pourquoi son pouvoir magique s’était accru si brutalement, mais Murmure lui avait révélé un secret. Autrefois, un terrible sortilège avait été créé, qui, à l’instant où mourait un actif, permettait de s’approprier son lien avec le pouvoir. L’homme qui était porteur de ce sortilège avait dévoré tant de magie qu’il avait fini par devenir fou. On l’appelait l’ensorcelé. Pour renforcer son pouvoir, il avait commis des atrocités. Le Grimnoir l’avait tué, mais l’abominable sortilège n’avait pas disparu avec son créateur : il s’était trouvé un nouvel abri.