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Sullivan avait appris à interrompre Fuller avant qu’il ne prenne le mors aux dents et le noie sous les termes ronflants autant qu’inventés. Les longues dissertations sur la magie attendraient que les chevaliers ne soient plus terrés dans une base de l’Imperium où des meutes de fanatiques allaient se frayer une issue à coups de mitraillette et de banzaï. « On est un peu pressés, là, Fuller.

— Mes excuses, monsieur Sullivan ; il m’arrive parfois de céder à mon enthousiasme. La carte est évidemment un système de mesure qui affiche les processus vitaux naturels du parasite symbiotique ; en d’autres termes, la relation entre le pouvoir et son hôte, c’est-à-dire l’humanité. »

Les chevaliers échangèrent des regards ahuris, mais Sullivan comprenait. Le globe produisait de la lumière, bien plus vive dans les régions les plus peuplées. Logique : c’était là que mouraient le plus grand nombre d’actifs. Il se demanda un instant avec quelle intensité la France avait brillé pendant la bataille d’Amiens.

« Quand un actif meurt, sa magie épanouie retourne au pouvoir. C’est ainsi qu’il se nourrit et qu’il grandit. L’appareil se contente de macro-afficher le processus. C’est d’une simplicité géniale. Il détecterait et localiserait les subversions… Je l’appellerai détectolocalisateur. »

Sullivan se frotta les joues à deux mains. Au moins, pour une fois, ce n’étaient que deux mots. Le capitaine Southunder avait interdit à Fuller d’installer à bord de la Voyageuse des appareils de plus de dix syllabes.

« Le détectolocalisateur surveille la circulation de l’énergie pour détecter les anomalies. Les décalages. Les zones muettes, où l’ordre des choses est modifié. Les lieux où la magie ne s’écoule plus normalement. Comme observer un réseau d’alimentation en eau et s’apercevoir qu’un fleuve s’est mis à couler d’aval en amont. » Fuller fronça les sourcils. « Mais il y a une anomalie. L’appareil est cassé. »

Sullivan observa les kanjis compliqués. C’était l’objet magique le plus évolué qu’il avait jamais vu. Ça lui passait nettement au-dessus de la tête, alors qu’il était capable de se graver des sortilèges sur la peau. Comme ce devait être étrange, de voir le monde avec les yeux de Fuller. « Vous pouvez le réparer ?

— Je crois. Vous devrez suivre mes instructions à la lettre, mais nous arriverons sans doute à le remettre en état de marche. » Fuller s’absorba un instant dans l’examen des schémas. « Je vois ce qu’ils essayaient de faire… Cette représentation symbolique est un affichage en temps réel des échanges magiques entre le pouvoir et ses hôtes. Pas très sophistiqué. Pas très précis. Mais, au moins, ça indique la région concernée, ce qui suffit à nos projets. Dans sa conception originelle, il fonctionnait, mais des changements récents ont subverti certains paramètres. »

Sullivan se rembrunit. « Récents ?

— Ces remarquables kanjis ont été modifiés au cours des douze derniers mois. Je crois que le détectolocalisateur du président a subi un sabotage. »

Toru n’eut pas à attendre longtemps. Son impudence, comme prévu, avait attiré sur lui la colère de l’imposteur. Celui qui apparut dans le miroir ressemblait au président, se mouvait comme le président, parlait même comme le vrai président mais n’était pas le président. « Traître ! Que signifie cet esclandre ?

— Qui êtes-vous ? demanda Toru.

— Tu oses m’interroger ?

— Oui. Le véritable président est mort.

— Silence, chien perfide ! Je suis le baron Okubo Tokugawa, président du conseil impérial et premier conseiller de l’empereur. Je suis…

— Épargne-moi tes mensonges. Tu n’es pas mon père. Tu es un imposteur. » Toru posa deux doigts sur son front. « Les souvenirs d’Hatori, l’ambassadeur, sont à présent les miens. Il a compris la vérité juste avant sa mort, et cette vérité est en moi.

— Hatori était un imbécile ! Et toi encore plus pour l’avoir cru. Tu as toujours été naïf, Toru. Ta lâcheté, en Mandchourie, a souillé l’honneur de mon nom, et ton existence est une insulte pour la garde de fer. »

Toru dut se retenir pour ne pas fracasser le miroir. « Je ne suis pas là pour échanger des piques, imposteur. Peu importe ton identité réelle : l’ennemi est revenu. Un éclaireur approche. Le fantôme du vrai Okubo Tokugawa l’a confirmé. Le déshonneur dont tu couvres ma famille s’efface devant le danger. Continue ta mascarade, je ne révélerai pas ta duplicité, mais tu dois prévenir la garde de fer. »

L’imposteur tourna la tête. « Laissez-moi », ordonna-t-il à un appariteur que Toru ne voyait pas.

« Tu peux diriger l’Imperium. Moi seul connais la vérité, mais les dernières volontés de mon père n’étaient pas de protéger l’Imperium ni de te chasser du pouvoir. C’était d’arrêter l’éclaireur. » Toru se contraignit à bannir toute émotion de sa voix. « Rien d’autre ne compte. Reste sur ton trône usurpé, mais, pour l’amour de l’Imperium et de tout ce qu’il représente, préviens la garde de fer. Permets-lui d’accomplir sa mission. Envoie-la combattre le monstre. Ne détruis pas le rêve de l’Océan ténébreux. »

Le beau visage de l’usurpateur était un masque indéchiffrable. « Tu es dans la station de surveillance septentrionale.

— Tu ne peux pas m’atteindre. Si cela doit influencer ta décision, sur mon honneur de garde de fer…

— Tu n’es pas garde de fer.

— Si ! hurla Toru, laissant enfin sa rage s’exprimer et retrouvant une étincelle qu’il avait négligée. C’est moi qui accomplis notre véritable mission ! Détruire l’éclaireur, rien d’autre ne compte. Quand ce sera fait, tu n’auras plus à t’inquiéter de la menace que je représente. Secoue l’Imperium. Fais savoir à tous que l’éclaireur arrive. Quand tout sera fini, je me suiciderai et ne te poserai plus de problème. »

Le gloussement du faux président tourna vite à l’éclat de rire. « Les souvenirs de Hatori t’ont métamorphosé, Toru. Tu n’es plus le gamin égoïste que j’ai connu. Quel geste noble… et futile. Te suicider pour protéger l’Imperium… J’ignorais que tu en étais capable. » La voix de l’imposteur n’avait pas changé, mais son intonation si. « Oh, choisir la mort par orgueil ou en signe de désaccord stupide, oui, mais pour le bien d’autrui ? Impressionnant. Mais c’est trop tard. Le sort de l’Imperium est tracé. La fin est inévitable. »

Toru connaissait ces accents. Il les avait entendus pendant des heures à l’académie, quand un des membres fondateurs de la garde de fer inculquait aux jeunes cervelles impressionnables l’histoire de leur ordre. « Maître Saito ? C’est vous ? »

L’usurpateur eut un sourire méchant, parfaitement déplacé sur la figure toujours calme du président. « Comme autrefois, Toru, tu comprends vite. L’un de mes meilleurs élèves. Tu aurais pu devenir premier garde de fer, mais tu manquais de détermination. Ce qui a changé, je vois. »

Dosan Saito était un de leurs chefs, proche conseiller du président et maître sensei à l’académie de la garde de fer. Toru disposait de ses propres souvenirs et de ceux, plus anciens, transmis par Hatori. « Mais vous apparteniez à l’Océan ténébreux ! » Il était suffoqué. « Comment avez-vous pu trahir ?

— Tu ne comprends rien… » L’imposteur secoua la tête avec une tristesse feinte. « Je me prépare depuis très longtemps. À la mort d’Okubo, tout s’est mis en marche. »

Saito avait vu de ses yeux l’éclaireur précédent. Il avait participé à l’ultime bataille, en Chine. Les souvenirs de Hatori le confirmaient. « Alors vous savez que je dis la vérité. Vous savez que c’est grave. Vous devez faire donner la garde de fer !