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L’homme était assez quelconque, grand, mince, plus vieux qu’elle mais d’une dizaine d’années seulement. Il portait un manteau et un chapeau foncés, rien qui attirât l’attention, et, planqué derrière un journal qu’il faisait semblant de lire, se débrouillait pour ne pas avoir l’air de la surveiller.

Une consultation rapide de sa carte mentale lui confirma que c’était un actif. Faye eut du mal à ne pas être fière de l’avoir repéré. Lance appelait ces techniques « compétences de terrain », et, comme à la chasse, il suffisait de se montrer attentif. La première réaction de Faye quand de drôles de bonshommes la suivaient consistait à les saluer, si possible dans un grand déchaînement de violence, mais elle se retint. S’il travaillait pour l’Imperium, ça se verrait vite.

Mais s’il se servait d’elle pour localiser Jacques ? Il y avait des tas de groupes malfaisants déterminés à assassiner les chefs du Grimnoir. M. Browning l’avait souvent mise en garde. Bon, tout le monde la croyait morte : la suivre pour atteindre les anciens, ça n’avait aucun sens.

Tant pis. Si c’était un espion de l’Imperium aux trousses des chevaliers, ça servirait de leçon à Jacques, qui ne l’avait pas aidée à se trouver une planque. Elle avait dû prendre une chambre d’hôtel. Embêtant, pour quelqu’un qui ne connaissait pas Paris et ne parlait pas une broque de français – même si beaucoup de mots, cependant, ressemblaient à du portugais mal prononcé –, d’autant plus qu’elle n’avait emprunté qu’une seule liasse de billets dans le coffre de Francis avant de quitter l’Amérique. Pour être honnête, les liasses de Francis étaient souvent très épaisses et composées de grosses coupures ; elle ne risquait pas de se retrouver à sec. Mais c’était pour le principe.

Jacques arriva avec un quart d’heure de retard. Il portait une mallette. Il sourit à la jolie serveuse, passa commande en français et traversa la salle d’un pas tranquille. Faye garda l’inconnu à l’œil quand le vieil homme s’assit face à elle : il leur jeta un regard avant de replonger dans son journal.

Tu n’es pas mauvais, mon grand, mais je suis meilleure. S’il bougeait un muscle d’une façon qui ne plaisait pas à Faye, elle voyagerait avec lui tout en haut de la drôle de tour en métal au nom imprononçable et le laisserait retomber.

« Bonjour, ma chère. Vous avez l’air pleine d’enthousiasme. »

Elle était toujours enthousiaste quand elle envisageait des manières d’éliminer les méchants. « L’homme près de la vitrine, murmura-t-elle. Il m’observe. »

Jacques ne tourna même pas la tête. « Ma foi, vous êtes une jolie jeune femme, Faye. »

Faye, qui ne se trouvait pas jolie, rougit malgré elle. « Ce n’est pas ce que je veux dire. Il m’a suivie jusqu’ici. »

L’ancien du Grimnoir hocha la tête. « Je vois. » La serveuse lui apporta un café et une assiette de petits gâteaux raffinés. « Merci.

— Ça ne vous inquiète pas ?

— Ça devrait, selon vous ?

— Avec les assassinats et tout le reste, oui, sans doute. »

Quand Jacques souriait, ses yeux étincelaient. Il se racla la gorge. L’inconnu se tourna vers lui et, sur un signe de tête du chevalier, replia son journal, se leva, inclina son chapeau à l’intention de Faye et s’en fut.

« Il est des nôtres ?

— Bien sûr, dit Jacques en prenant une pâtisserie.

— Vous me faisiez suivre ? »

Il finit de mâcher avant de répondre. Ç’aurait été impoli de parler la bouche pleine. « Pour assurer votre sécurité. La ville grouille de personnages cosmopolites que votre réputation intéresse. »

Faye haussa les épaules. « J’ai pas besoin qu’on me protège. Je l’ai repéré sans mal.

— Oui. C’est vrai. Mais avez-vous repéré les trois autres ? »

Faye observa les clients. Aucun visage ne lui était familier. « Non… » Peut-être Jacques mentait-il pour la déstabiliser, mais elle comptait ouvrir l’œil, au cas où. « Bien joué. Vous savez que je me fais passer pour morte.

— Ne craignez rien. Ces chevaliers me sont aussi loyaux que vos amis à John Browning et au général Pershing avant lui. Ils ne diront rien à personne, surtout pas aux anciens, parce que je leur ai demandé le silence. Je ne cherchais qu’à garder un œil sur vous. Je me demande si, à présent, vous allez réussir à repérer les autres. Ce sont des compatriotes de Murmure, et des agents fort doués, si je peux me permettre. Ce sera pour vous un défi amusant, non ? Bon, prête à continuer la leçon ? » Sans attendre la réponse de Faye, il ouvrit sa mallette et farfouilla dans un tas de papiers. « Nous allons commencer par un petit test.

— Hein ? Pourquoi ?

— Une de vos remarques m’a intrigué. » Jacques lui tendit un crayon et une feuille sur laquelle était représenté un labyrinthe compliqué. « Résolvez ça.

— Quoi ?

— Vous n’en avez jamais fait ? C’est un jeu pour les enfants. »

Faye trouvait l’idée stupide. « Non. Quel intérêt ?

— Je m’oublie. Votre enfance dans le Far West n’a pas été facile. Le papier, je suppose que vous le gardiez pour les latrines. »

Le regard de Faye se fit assassin alors qu’elle saisissait le stylo. Elle envisagea de s’en servir pour poignarder Jacques.

« Je plaisante. Veuillez pardonner mon impertinence… C’est simple. Il y a une entrée et une sortie. Tracez une ligne pour les joindre. Je voudrais voir combien de temps vous mettez.

— C’est idiot. » Faye plia la feuille en deux pour superposer entrée et sortie, puis y planta le crayon. Problème résolu. « Voilà.

— Hé ! Typique d’une voyageuse. » Jacques secoua la tête. « Non. Pas comme ça. En parcourant le labyrinthe. Ce sont des murs. Il ne faut pas traverser les lignes dessinées.

— Pourquoi ? »

Il y réfléchit un moment avant de rire dans sa barbe. « Nous autres devons tenir compte des murs. Je vous en prie, recommencez, pour faire plaisir à un vieillard. »

Faye examina la carte. C’était trop facile. Elle posa le crayon à l’entrée. « Pourquoi me faites-vous perdre mon temps ? » Gauche et droite, haut et bas, vingt-sept tournants, fini. Elle rendit le papier. Jacques était bouche bée. « Vous avez repris votre air stupéfait, Jacques.

— Fascinant… Faites-en un autre, tenez. »

Celui-là comptait deux fois plus de lignes. Faye le prit en soupirant. Tracer l’itinéraire fut plus long que l’analyser. Soixante-huit changements de direction, et la sortie.

« Vous n’avez jamais fait demi-tour, pas une seule erreur.

— Évidemment. Bon Dieu, c’est ça que les gens normaux font pour s’amuser ? »

Les yeux de Jacques étaient un peu trop grands ouverts. Il s’efforçait de cacher sa stupeur. Il rejeta plusieurs autres feuilles et lui en tendit une tirée de la fin de la pile. « Essayez celle-ci. »

Ce feuillet-là était couvert de tours et de détours, sans angles droits. Faye posa le crayon et dessina : soixante-quatorze tournants et dix-huit bifurcations où elle dut choisir, mais elle repérait immédiatement les culs-de-sac et les évitait. Les culs-de-sac, c’était pour les nuls. « Vraiment, Jacques… Quand est-ce qu’on en vient à la maîtrise de la magie ? » Le temps de prononcer cette phrase, elle avait fini.