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Il lui prit le papier et suivit du doigt la ligne de crayon. « Incroyable.

— Vous vous amusez d’un rien, en France. En Amérique, on a un truc qui s’appelle la radio…

— Encore un. » Jacques lui donna la toute dernière feuille de son paquet. Faye avait trouvé la précédente couverte de lignes, mais celle-ci était entièrement pleine de petits corridors, et la dessiner avait dû prendre des heures. Le papier était même lourd d’encre.

Elle y jeta le plus bref des regards. « Je ne peux pas. Du moins pas selon votre méthode gnian-gnian qui respecte les murs. C’est bloqué. »

Jacques lui reprit la feuille lentement, la posa devant lui et se mit à la contempler. Cela dura longtemps.

« N’essayez pas, je vous assure, j’ai déjà…

— Non. Je sais qu’il n’y a pas de solution, mais vous l’avez vu en une seconde… Il y a des centaines d’itinéraires possibles.

— Oui, mais, quand on sait quoi chercher, ça colle ou ça ne colle pas. Rien de compliqué là-dedans. »

Le Français faisait une drôle de tête. « Comment vos étranges yeux gris voient-ils le monde ? »

Faye ne savait pas quoi répondre. Elle y voyait un peu mieux dans l’obscurité que la moyenne des gens, mais à part ça rien de spécial. Elle devait porter des lunettes noires en public pour dissimuler qu’elle était voyageuse ; pour le reste, non, vraiment, rien de spécial. « Je vois normalement, comme tout le monde. Je comprends mieux comment tout se combine, à mon avis. J’ai une carte dans la tête…

— Oui. Vous en avez déjà parlé, mais, chez les autres voyageurs, il s’agit plutôt d’un instinct. Pour vous, cela va plus loin. » Jacques avait l’air préoccupé. « Très peu de voyageurs vivent assez vieux pour affiner la pratique de leur talent. Dans votre tête, c’est vraiment une carte ? »

Faye n’imaginait pas vivre sans sa carte mentale, a fortiori sans la liberté de voyager. « C’est la meilleure façon de l’expliquer, oui. »

Jacques garda un long silence. Elle avait une question à lui poser, mais il était absorbé dans sa réflexion. Soudain, il dut avoir un déclic : il se mit à parler, mais sans lever les yeux du labyrinthe.

« Murmure m’a confirmé que vous n’êtes pas née avec les yeux gris. Tous les voyageurs naissent avec les yeux gris, mais, vous, vous aviez les yeux bleus. Ils sont devenus gris le 18 septembre 1918, le jour où nous avons tué le dernier ensorcelé.

— Je ne m’en souviens pas. » Il semblait à Faye qu’elle avait toujours eu son pouvoir magique.

« Non, vous étiez bien trop jeune. Il s’appelait Anand Sivaram. Que savez-vous de lui, Faye ?

— Ce que Murmure m’en a dit, rien d’autre. Il était très méchant. C’était un voyageur très intelligent.

— Bel euphémisme. C’était un génie, sans doute l’un des grands esprits de notre époque.

— Vous le respectiez, on dirait. »

Jacques sourit. « Forcément. On accorde son respect à ceux qui le méritent par leurs capacités, même si on les méprise pour l’usage qu’ils en font. Sivaram est né dans le pire taudis d’une nation très pauvre, avec un pouvoir magique rare que son entourage considérait comme une malédiction.

— Je peux me mettre à sa place.

— Le parallèle ne m’avait pas échappé. Sivaram maîtrisait la téléportation, le “voyage” comme vous dites. Vous le savez : peu de voyageurs atteignent l’âge adulte. C’est un talent qui ne laisse pas droit à l’erreur. Peut-être le danger inhérent à son pouvoir a-t-il attisé sa curiosité ; quoi qu’il en soit, Sivaram a consacré sa vie à comprendre la magie. Il a été l’un des premiers à découvrir qu’on pouvait créer des sortilèges et les connecter à l’énergie magique pour obtenir différents effets. Il a inventé des sortilèges que nous tenons aujourd’hui pour acquis, dont celui qui permet de communiquer à distance. Il en a développé beaucoup d’autres, des créations merveilleuses qui ne nous sont pas parvenues. C’est son chef-d’œuvre qui l’a fait basculer dans la folie et le meurtre. Ses notes ont été éparpillées aux quatre coins du monde, et j’en ai déniché le plus possible afin de mieux le comprendre.

— Afin de mieux le tuer ?

— Bien sûr. On ne le dirait pas, mais, jadis, je faisais pour le Grimnoir un chef magnifique. La tâche m’est échue de mettre un terme à son règne de terreur. Vous le savez : les voyageurs font des adversaires retors. Imaginez alors un voyageur qui aspire à donner la mort et emploie son immense pouvoir à la causer à grande échelle. »

L’idée fit frémir Faye, surtout parce qu’elle y aurait excellé. Pour cacher sa gêne, elle mangea une pâtisserie. Délicieuse.

« Au début, les travaux de Sivaram étaient rationnels, cohérents. C’était un grand épistolier. Ses lettres sont très nombreuses. J’en ai lu tant que j’ai fini par le considérer comme un vieux compagnon. Je pense sincèrement qu’il était bon, généreux et doux, mais que les mystères du pouvoir l’ont peu à peu métamorphosé. Quand il en est venu à créer le sortilège dont vous avez ensuite hérité, sa personnalité avait changé du tout au tout. Il croyait que le pouvoir lui parlait, lui communiquait ses désirs. Il déraillait et devenait fébrile. À la fin, les pulsions homicides l’ont fait basculer dans la folie.

— Certains, il n’y a pas besoin de pousser très fort. » La pauvre blague tomba à plat.

« Le fardeau du sortilège était trop lourd pour un mortel.

— J’ai l’intention de prouver le contraire. »

Jacques en resta coi un instant. « Mes excuses. Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Ça va. Il est devenu fou et s’est mis à tuer des innocents. Mais, bon, je ne serais pas là à vous parler si j’avais l’intention de l’imiter, hein ? J’ai besoin de savoir ce que le pouvoir, selon lui, exigeait qu’il fasse.

— Ses écrits de la période correspondante sont incompréhensibles. Les délires d’un fou.

— Mais…

— Si vous tenez à ce que je formule une hypothèse : il pensait que le pouvoir l’avait choisi comme protecteur. »

Vu les dangers qui guettaient l’humanité, l’idée lancée par Jacques avait de quoi effrayer. Le président s’était attribué le même rôle, avec les conséquences qu’on savait.

Jacques eut un dernier regard pour le labyrinthe sans issue. « Nous devons partir en voyage, Faye. Je veux vous présenter à quelqu’un. »

« Voyageuse » (CBF)

« C’est quoi, ce bidule ? demanda Lance en examinant le cadavre. Un démon ?

— Pas un évoqué. » Ian Wright, à quelques pas de là, avait la main plaquée sur la bouche. « Les évoqués dégagent une impression de… comment dire ? de lien. Cette chose n’est liée à aucun évoqueur. D’ailleurs, elle se serait dissipée en encre et en fumée quand vous l’avez abattue. L’intérieur d’un évoqué, c’est de la vapeur et du gras, modelé par l’imagination d’un actif tel que moi. Ça, là, ça a des entrailles.

— Je sais bien. Les démons, je connais. » Lance tapota machinalement sa jambe abîmée. Plus jeune, il avait été mutilé par un évoqué. « Mais comment expliques-tu cette bestiole ? »

Six hommes s’étaient réunis dans l’infirmerie, où le cadavre gisait sur une bâche. Sullivan n’avait pas prononcé un seul mot pendant l’examen du monstre qui les avait attaqués dans la base de l’Imperium. Il s’était adossé dans un angle pour fumer en réfléchissant aux implications de leur découverte. On s’était servi de lui, et ça le mettait en rage.

Le spectacle n’était pas ragoûtant. Sullivan, autrefois, avait souvent dépecé du gibier : le muscle rouge à vif, il avait l’habitude. Mais, une fois dépecé, on n’était plus capable de cavaler. Or ce machin était rapide, assez rapide pour déchiqueter trois blessés et leur seul guérisseur. Il ressemblait à un homme, mais avec des membres trop longs, un torse trop large et un dos voûté. Les orteils évoquaient des doigts, et les dents… Les corps des camarades morts montraient bien de quoi ces dents étaient capables.